Sur la route du succès

Aston Martin DB3

© Classic & Sports Car / James Mann

Nous prenons le volant de la DB3 victorieuse aux Neuf Heures de Goodwood 1953, premier sport-prototype conçu par Aston Martin.

En traversant le parking du complexe de cinéma de Feltham, il est difficile d’imaginer que l’histoire d’Aston Martin s’est jouée ici. Pourtant, en décembre 1950, un ingénieur né à Vienne vient prendre la direction de l’équipe qui va concevoir le premier vrai sport-prototype de la marque. Pour David Brown, le professeur Eberan von Eberhorst, le génie ayant mis au point les démoniaques Auto Union Grand Prix, est capable de donner à Aston Martin une position de premier plan en compétition.

Les excellents résultats du coupé DB2 d’usine ont encouragé Brown et son patron d’écurie John « Death Ray » Wyer à s’attaquer aux Jaguar mieux financées, ainsi qu’aux machines de Stuttgart et Modène. La mise au point est lente et fait manquer l’engagement prévu au Mans, mais 22 mois après l’arrivée de l’Autrichien, la nouvelle DB3 fait ses débuts au Tourist Trophy 1951. Pilotée par Lance Macklin, la voiture est plus rapide que la DB2 mais ne peut suivre les Type C, avec une vitesse de 183 km/h contre 205 pour les Jaguar, sur le kilomètre lancé de Dunrod. Pendant la course, Macklin fait de son mieux pour inquiéter Stirling Moss, mais un palier défaillant le contraint au 27e tour à l’abandon.

Peter Collins en route pour la victoire avec DB3/5 aux Neuf Heures de Goodwood 1953.

À la fin de la saison, l’équipe de Feltham a plus de temps pour parfaire les travaux d’Eberhorst. Dans la lignée des Auto Union, le châssis en échelle comporte des tubes de grand diamètre plus orientés vers la rigidité que la légèreté. La suspension présente à l’avant des bras tirés et barres de torsion transversales et à l’arrière un essieu De Dion guidé par deux bras tirés et une barre Panhard. Alors que Jaguar prépare en secret des freins à disques, Aston reprend de grands tambours Alfin accolés au pont arrière pour limiter le poids non suspendu. Les premiers exemplaires reçoivent une boîte cinq rapports problématique, vite remplacée par la quatre-rapports revue de la DB2 Lightweight. Le moteur est lui aussi issu du coupé : alimenté par trois carburateurs Weber et affichant un taux de compression plus élevé, le six-cylindres“LB6” double arbre développe 140 ch.

La carrosserie aluminium de Frank Feeley est constituée de deux parties prenant le châssis en sandwich, pour faciliter sa dépose. Mais, comme la DB3 de façon générale, elle est trop lourde et lors des courses sous la pluie elle prend l’eau de partout, transformant la voiture en une baignoire peu confortable. L’équipe semble toujours à cours de temps et d’argent, et l’approche perfectionniste d’Eberhorst irrite Wyer et l’ingénieur Willie Watson qui préfèrent la méthode “essayer pourvoir”. La quête de puissance passe par l’essai d’un moteur 3 litres, d’une culasse en aluminium et même d’un compresseur, mais sans suite car le 2,6litres se révèle le plus fiable. La première saison est entachée par des problèmes de mise au point car la petite équipe se lance dans des compétitions trop nombreuses. Et l’arrivée d’un nouveau pilote, le champion moto Geoff Duke, provoque une tension supplémentaire.

Organisées par le BARC et sponsorisées par News of the World, les Neuf Heures de Goodwood sont créées pour attirer des équipes du continent, mais elles ne seront finalement que deux. Néanmoins, la perspective d’une bataille entre Jaguar et Aston Martin, les deux jeunes Anglais Moss et Peter Collins s’opposant l’un à l’autre, attire une foule énorme. Après une saison médiocre pour les deux équipes, elles ont tout à prouver. Dans la course du samedi, qui commence à 15h et doit se poursuivre jusqu’à minuit, les Jaguar Type C se montrent d’emblée les plus rapides sur le circuit court tracé sur l’aérodrome. Pour compenser, Wyer décide de ravitailler les Aston Martin toutes les 90 mn, ce qui permet de limiter le poids et de maintenir les pilotes en forme sur des relais plus courts.

Juste avant la course, une forte pluie inonde le circuit et, sans tarder, les Aston plus lourdes et moins puissantes trouvent un nouveau rythme. Les Jaguar de Tony Rolt et Moss mènent lors des premiers tours, loin devant George Abecassis, mais les positions évoluent rapidement. L’Aston de Reg Parnell prend la tête au huitième tour et tous les yeux sont braqués sur un Abecassis déchaîné, qui remonte jusqu’à la troisième place. Mais dès que la piste sèche Jaguar reprend le dessus, repoussant Parnell et Collins (dans DB3/5) à la troisième et la quatrième place.

Au tiers de la distance, alors que les positions semblent stabilisées, un incendie se déclare dans les stands. Quand Eric Thompson rentre pour laisser la place à Parnell, le ravitaillement tourne au cauchemar : l’essence déborde du réservoir, s’enflamme sur l’essieu et les freins arrière surchauffés et se propage à toute l’Aston. Avec la citerne Shell garée à côté, la situation aurait pu se transformer en véritable drame mais les pompiers empêchent la catastrophe. Wyer et deux mécanos sont transportés à l’hôpital et Parnell, privé de voiture, se transforme en patron d’écurie.Le soir venu, les Jaguar de Moss et Peter Walker imposent leur rythme, la DB3 de Collins et Pat Griffith étant quatrième entre deux Ferrari privées. À 21h, la chance de Jaguar tourne. Duncan Hamilton perd une roue, puis Moss abandonne sur bris de pont arrière.

Bien conçu pour l’endurance, l’habitacle comporte un court levier de vitesses.

Deuxième, Collins ne voit pas comment rattraper Roy Salvadori en pleine forme à bord d’une Ferrari 2,7 litres hurlant de ses 12 cylindres. Mais l’utilisation des phares vient à bout de la batterie de la Ferrari si bien que, quand Salvadori coupe le moteur lors du ravitaillement et du changement de pilote, il refuse de redémarrer. Trois tours sont perdus et l’Aston prend la tête. Mais l’équipe de Feltham n’est pas au bout de ses peines, le moteur de Collins perd de la puissance à cause d’une soupape d’échappement cassée. Le pilote parvient tout de même à franchir en vainqueur la ligne d’arrivée, sous les hourras du public saluant cette première victoire. Collins et Salvadori (troisième) ont fait forte impression ; ils vont devenir des acteurs importants de la future histoire d’Aston en compétition.

Wyer et ses mécanos restent plusieurs semaines à l’hôpital, mais cela n’empêche pas le directeur de l’équipe de passer en revue les évènements de Goodwood et de prévoir d’autres essais pendant les mois d’hiver. Deux voitures, dont la DB3/5 victorieuse, sont reconstruites et équipées de nouveaux moteurs 2,9 litres pour des tests à Monza. Début décembre, elles sont chargées sur le camion Fordson en partance pour l’Italie, les pilotes empruntant le De Havilland Dove de Brown. Malgré quelques ennuis, les chronos sont encourageants et la DB3/5 de Collins boucle 38 tours à 160km/h de moyenne, tout en battant le record du tour de la catégorie sport malgré un collecteur d’échappement cassé et un embrayage défaillant.

Pour la saison 1953, la FIA introduit un nouveau Championnat du Monde des Constructeurs comportant sept courses mais, à cause d’un budget limité, Wyer n’en retient que quatre, à commencer par Sebring, un évènement important pour faire connaître les Aston Martin aux États-Unis. Trois voitures, dont DB3/5, sont chargées sur le SS America, Collins étant le seul à voyager par bateau et camion alors que le reste de l’équipe prend l’avion. Aston, à sa grande déception, est la seule équipe européenne présente mais fait face à la solide concurrence d’une Cunningham C4R et de Ferrari privées. Après quelques problèmes aux essais, dont une surchauffe et un heurt avec les fûts remplis de béton délimitant le circuit, la course commence bien pour les voitures vertes. Collins prend un départ canon en se contentant de jeter sa ceinture de sécurité sur l’épaule au lieu d’essayer de la boucler tout de suite. Parnell cale avec DB3/5 mais dès le troisième tour il a passé 50 voitures et se retrouve troisième. Au cours de cette remontée, il heurte toutefois un autre fût en évitant une DB Panhard ; l’aile est poussée contre le pneu et le phare est cassé, ce qui provoque un arrêt pour remplacer la route.

Collins poursuit sa course en tête avant de passer le volant à Geoff Duke, qui essaye de montrer qu’il est aussi bon sur quatre roues que sur deux. À tel point qu’il heurte deux retardataires, les dommages à l’essieu De Dion provoquant l’abandon de la voiture, à la grande colère de Collins. Parnell et Abecassis partent en chasse de la Cunningham mais, à la nuit tombée, le phare cassé manque terriblement. Au bout de12heures exténuantes, les segments de freins détruits par le circuit de Sebring, DB3/5 termine deuxième avec une victoire de catégorie. Aston marque ses premiers points au championnat.

De retour en Europe, l’équipe se concentre sur les Mille Miglia et engage trois voitures dont uneDB3/5 pour Abecassis et Pat Griffith. Mercedes est absent de la célèbre course italienne, mais un nombre impressionnant de Ferrari, Lancia, et Alfa Romeo d’usine font face à l’unique équipe anglaise. Malgré des problèmes mécaniques, Parnell signe un résultat remarquable à bord d’une machine assez peu adaptée. Avec le photographe Louis Klemantaski comme copilote, il subit d’abord un tube De Dion disloqué, puis un câble d’accélérateur cassé. Parnell ne se démonte pas : il bloque l’accélérateur en position grande ouverte et rallie l’arrivée en manœuvrant l’interrupteur de contact. Sa cinquième place sera la meilleure jamais obtenue par un équipage anglais dans cette course redoutable. Sur la section Siena-Florence, Parnell n’est battu que par Juan Manuel Fangio et Gianni Marzotto. Collins se démène avec des problèmes de surchauffe, de direction et un essieu De Dion endommagé, mais termine 16e. Une fixation de boîtier de direction cassée provoque la sortie de route de DB3/5, Abecassis termine sa course dans un bar de Galluzzo et blesse un spectateur.

Feeley a conçu une carrosserie en deux parties pour faciliter le démontage.

Pour l’usine, la DB3 participe à une dernière course, le Silverstone International Meeting, trois voitures étant préparées à la hâte après les drames italiens. Abecassis est engagé avec DB3/5, mais la voiture est en trop mauvais état pour être réparée à temps. Bien que dépassées par les Ferrari 4,1 litres de Mike Hawthorn et Tom Cole, les Aston terminent devant les Jaguar, Parnell et Collins étant troisième et quatrième. Duke, jamais à l’aise dans l’équipe Aston, abandonne sur embrayage cassé avant de retourner au monde des motos.

Une nouvelle voiture, la magnifique DB3S conçue par Willie Watson et Eberhorst, est alors prête pour des essais à Monza et les cinq voitures d’usine plus anciennes sont vendues à des pilotes privés. Comme plusieurs DB3, la carrosserie de la voiture de ces pages est alors modifiée en un coupé bizarre inspiré de l’élégante DB3S. Nigel Mann, nouveau propriétaire, fait équipe avec Charles Brackenbury et participe à plusieurs courses en France dont les 12 Heures de Hyères et le GP de La Baule, le toit laissant rapidement place à un simple pare-brise et un appuie-tête genre Type D. Immatriculée UPL4 avec un drapeau anglais sur le nez, DB3/5 part en 1958 à Hong Kong, mais se retrouve à la fin des années1950 chez Preston Hopkins, aux États-Unis.

L’Aston disparaît ensuite pendant 20 ans avant d’être redécouverte par Tony Goodchild, pilote en course historique, qui la remet en état tout en conservant la carrosserie style DB3S. Équipée d’une culasse double allumage, elle est engagée par Goodchild à Road Atlanta, Pittsburgh, Road America et Lime Rock. Il se rend même en 1985à Silverstone. Le collectionneur britannique Hugh Taylor ramène finalement la voiture en 1990 en Angleterre où il commande une restauration complète avec carrosserie authentique DB3 telle que dessinée par Feeley. Avec une série de photos d’époque trouvées par Brian Joscelyne, Crailville Coachworks effectue un superbe travail en re fabriquant la carrosserie en deux parties, Peter Watts s’occupant de restaurer châssis et moteur. Parmi les propriétaires suivants, l’on compte le connaisseur Simon Draper, et plus récemment Martin Melling.

Souhaitant d’abord une Type C, ce dernier s’est laissé convaincre par Rick Hall et son fils Rob de s’intéresser à Aston Martin. « Quand laDB3 s’est trouvée à vendre, elle a semblé constituer un choix plus rare et intéressant, explique Rob. Avec son histoire, la voiture est éligible à tous les meilleurs évènements historiques, et la production limitée à 10 exemplaires garantit qu’elle soit acceptée. L’inconvénient venait des performances limitées, notamment à cause du poids et des freins. » Hall & Hall est convaincu que les performances peuvent être améliorées sans dénaturer l’authenticité de la voiture. Un moteur neuf est préparé avec un bloc d’origine, et un vilebrequin et des pistons plus légers. « Il monte maintenant plus vivement dans les tours, avec plus de couple à bas régime, ce qui facilite le pilotage, précise Rob qui a remporté l’an dernier le Freddie March Memorial Trophy à Goodwood. C’est une bonne voiture, avec une tenue de route très neutre. Avec notre réglage plus dur à l’avant et plus doux à l’arrière, elle s’engage bien dans les virages et vous pouvez la contrôler ensuite facilement. La direction est ferme, mais cela permet un meilleur ressenti. »

Ayant pu voir les deux Hall courir avec DB3/5, j’étais impatient de prendre le volant sur les petites routes de Fenland, près de leur atelier. Bien que le style ne présente pas les courbes élégantes de sa remplaçante, la DB3 vous ramène directement au début des années 1950. Avec sa calandre haute et ses flancs droits, sa forme massive est rehaussée par des Borrani neuves fixées par des papillons à trois oreilles. Portant le numéro 17 pour faire honneur à sa victoire à Goodwood, et une prise d’air de capot style “ram-air”, il ne lui manque que l’ancien phare cyclope. En ouvrant la longue porte et en se glissant dans le baquet en cuir, l’on ne peut s’empêcher d’imaginer l’histoire mouvementée de cette voiture, qu’il s’agisse de Collins aux prises avec un moteur défaillant dans la nuit de Goodwood ou, au coucher du soleil à Sebring, Abecassis écarquillant les yeux pour éviter les voitures plus lentes, avec son phare cassé. On est assis bas dans l’habitacle, les jambes allongées sur le plancher en aluminium jusqu’aux pédales bien espacées et un repose-pied commode sur le tunnel de transmission. Le tableau de bord est bizarre, sans rien derrière le volant à trois branches et jante cuir ; les instruments à fond noir sont tous décalés vers la gauche. Ils sont neufs mais l’interrupteur de contact, avec son bouton en bakélite, est d’origine et a probablement été utilisé par Collins et Abecassis.

Je tourne la clé, actionne les pompes à essence, appuie sur le démarreur et le six-cylindres se réveille dans un grondement riche et profond. En sortant de Bourne sur les routes humides, la boîte de vitesses est dure, l’embrayage ferme et la direction lourde, mais une fois que l’ensemble est en température et que la vitesse augmente, les commandes rassurent. Le petit levier à mouvements courts et précis commande les rapports entièrement synchronisés, mais je ne peux résister au plaisir du double débrayage, juste pour profiter de la sonorité de l’échappement. Sur la route déserte, la puissance est progressive et le couple encourage des sorties de courbe énergiques. La voiture est équilibrée en virage et même les freins donnent confiance quand ils sont chauds, mais j’imagine que c’est une autre histoire après plusieurs tours de circuit à la poursuite de Cooper-Jaguar très affûtées.

Comme avec la plupart des Aston de compétition, vous vous sentez détendu dans un habitacle bien pensé pour les courses d’endurance. Même avec la simple protection d’un petit saute-vent, ma casquette reste en place et j’adorerais essayer la voiture de nuit, mais le temps humide nous oblige à ramener à Bourne cette voiture magnifiquement préparée. Plusieurs heures plus tard, j’ai encore à l’oreille le grondement rauque du six-cylindres. Son propriétaire Martin Melling a emmené le châssis n°5 sur les principaux circuits où ont couru à l’origine les DB3.

Que ce soit Hall sur les traces de la victoire de Collins à Goodwood, ou Melling à pleine allure dans la brume matin de Toscane, rien ne vaut le fait de ramener une voiture historique sur les lieux de ses succès, pour rendre hommage à ceux qui l’ont conçue, mise au point et pilotée.

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