La réponse d’Alfa à la 300 SL

Alfa Romeo Sportiva

© Classic & Sports Car / James Mann

Dans les années 1950, Alfa Romeo s’appuyait sur ses moteurs quatre-cylindres pour ses modèles de compétition, mais la brillante Sportiva n’a jamais eu l’occasion de faire ses preuves. Mick Walsh a pris le volant de cette voiture exposée à Rétromobile où elle a été très remarquée.

Acheter ce numéro

Après avoir dominé les Grand Prix avec son Alfetta, Alfa Romeo ne parvient pas à retrouver au début des années 1950 le même succès en course. Les voitures de catégorie sport sont devenues la priorité pour promouvoir la nouvelle orientation prise par le constructeur, mais ni laDisco Volante conçue par Gioacchino Colombo, ni les coupés 6C-3000 produits sousl’autorité de Giuseppe Busso ne réussissent convaincre, malgré des spécifications impressionnantes et des idées audacieuses.

Alors que l’Italie est en pleine reconstruction, la marque illustre s’éloigne des modèles artisanaux au profit d’une production degrande série, et la 1900 dévoilée en 1950 devient le fer de lance de la division automobile. La plateforme unitaire de la berline de série est utilisée aussi par les meilleurs carrossiers italiens pour proposer des coupés et modèles spéciaux, des show cars et même une Jeep militaire.

Lorsque le constructeur choisit de se concentrer sur la petite Giulietta qui ouvre au Portello une nouvelle ère, la 1900 connaît son chant du cygne sous la direction de Busso. Peut-être l’énorme succès rencontré par la Mercedes 300SL encourage-t-il le directeur d’Alfa, Orazio Satta Puliga, à donner le feu vert pour un nouveau coupé utilisant la mécanique de la 1900 vieillissante. L’objectif est de lancer une toute petite série destinée aux pilotes amateurs aisés.


Le moteur quatre-cylindres (à bloc fonte et culasse aluminium) est réalésé pour obtenir 1 997,4 cm3 et, avec deux carburateurs Weber 50DCO3, des arbres à cames spéciaux, un taux de compression de 9
1 et un carter sec, il développe 138 ch à 6 500 tr/mn. Au contraire de la Disco Volante, l’allumage abandonne la magnéto pour une bobine et un distributeur en bout d’arbre à cames. Ce moteur a prouvé sa fiabilité sur la 1900 TI en épreuves d’endurance. Mais dans la Sportiva, qui ne pèse que 915 kg grâce à un châssis léger en tubes carrés comportant de gros longerons latéraux, et une carrosserie Superleggera en aluminium, il présente un potentiel de 225 km/h. La structure est percée de nombreux orifices d’allègement et, à l’exception du pare-brise, tous les vitrages sont en Plexiglas, ce qui souligne l’orientation compétition de la voiture.

La suspension avant est fidèle à la 1900 avec triangles inégaux, ressorts hélicoïdaux et amortisseurs, mais l’arrière présente un système De Dion magnifiquement fabriqué, avec une barre de Watt et des tambours de freins accolés au pont. Le talentueux ingénieur autrichien Rudolf Hruska, concepteur de la 1900, est étroitement impliqué dans la réalisation des nouveaux proto types 2000 et il demande à Nuccio Bertone de fabriquer les carrosseries, avec le brillant Franco Scaglione comme styliste. À l’instar de nombreux ingénieurs Alfa Romeo, Scaglione est riche d’une précieuse expérience dans l’aviation et s’intéresse à l’aérodynamique, comme l’ont montré ses spectaculaires BAT.

Le nombre de Sportiva produites reste un mystère qui défie depuis longtemps les historiens Alfa, mais il est généralement admis que quatre exemplaires ont existé (deux spiders et deux coupés), avec les numéros de châssis 1366.00001 à 1366.00004. Des deux versions décapotables, seule 00002 a survécu, dans la collection du constructeur. Le destin de l’autre est inconnu, ce qui alimente la théorie d’une seule voiture fabriquée et modifiée en soufflerie. Pour compliquer les choses, un troisième coupé (avec des ailes avant profondément creusées et un échappement extérieur devant les roues arrière) apparaît sur des photos d’époque.

Les premiers prototypes voient le jour en août 1954, le dessin du roadster passant d’un arrière à ailerons style BAT à une forme plus arrondie. Une photo exclusive, dans le numéro de février 1955 d’Auto Italiana, montre sur le circuit de Monza un spider dont la carrosserie est équipée de morceaux de laine pour étudier l’écoulement de l’air, et qui est filmé depuis une autre voiture. « Les ailerons ont été rapidement
abandonnés car ils se sont révélés inutiles, » indique Busso dans ses mémoires. Le spider a participé à
la course de côte Vermicino-Rocca di Papa, sa seule compétition, où il a remporté la catégorie sport et terminé deuxième au général derrière la Mercedes 300 SL de Salvatore Casella.

“COMME DE NOMBREUX INGÉNIEURS ALFA,
SCAGLIONE S’EST CONCENTRÉ SUR
L’AÉRODYNAMIQUE”

Comme Alfa Romeo se concentre sur la mise au point de la Giulietta, la Sportiva n’est pas au centre des préoccupations. Deux coupés sont toutefois réalisés, dans un style plus abouti et une meilleure finition. La version grise est abondamment utilisée pour des essais, comme le confirme son kilométrage plus élevé. À un certain stade, peut-être pour tester des freins à disque de 2600, elle est équipée de jantes Dunlop mais
revient ensuite aux Borrani. Les deux Sportiva sont ensuite entreposées sous bâche (pour éviter de détourner l’attention du lancement de la Giulietta) mais finalement le coupé rouge est présenté sur le stand Alfa du Salon de Turin 1956. Il tient compagnie à un coupé 1900 Pininfarina et à la Giulietta, alors qu’un peu plus loin le carrossier turinois expose l’extravagante Superflow.

Bien que parfaitement aboutis, les deux coupés se distinguent par des détails, avec ici des prises d’air rondes sous le pare-chocs (au lieu de louvres verticaux sur le coupé gris “00003”), des feux de position latéraux et un coffre différent. Mais, la direction d’Alfa Romeo considérant que le modèle est trop cher à fabriquer, l’idée d’en produire 100 est abandonnée. Les trois voitures sont alors confinées au Portello, avant que soit lancé en 1965 le projet de musée du constructeur, sous la direction de l’historien Luigi Fusi.

La deuxième Sportiva rouge reste dans l’ombre jusqu’au jour où Fusi effectue un échange étonnant avec un Australien. Cherchant à mettre en place une exposition historique complète, Fusi souhaite combler les “trous” dans la collection. Quand il apprend que la seule 20/30 de 1920 survivante est en Australie, il prend contact avec le propriétaire, Lionel Jones. Le torpédo quatre-cylindres peut sembler bien ordinaire pour mériter un échange avec la séduisante Sportiva, mais il s’agit de la voiture la plus ancienne à porter l’écusson Alfa Romeo et elle est donc d’une grande signification pour le musée de la marque.


Jones l’a découverte en 1967, dans une ferme de “l’outback”. À l’époque, les historiques d’Alfa
Romeo précisent qu’aucun des 300 exemplaires de 20/30 n’a survécu, si bien que Jones a le plaisir
de contredire cette version et de restaurer la voiture avec soin. Quand Fusi en entend parler, il propose à Jones de l’acheter, mais l’Australien n’est pas intéressé. En désespoir de cause, Fusi lui envoie une liste d’Alfa historiques dans l’espoir d’un échange, que Jones accepte en choisissant la rare Sportiva “00004”. Après plusieurs mois pour finaliser cette transaction particulière, la 20/30 est enfin envoyée en Italie, en 1971. Parallèlement, Jones et son épouse Pauline sont invités au Portello pour la cérémonie de présentation de ce modèle important et, pendant toute la soirée, Jones promène les dirigeants d’Alfa Romeo dans son ancienne voiture. De retour en Australie, il doit attendre encore de longs mois avant de voir arriver la Sportiva car Fusi tient à ce qu’elle soit en parfait état. À son arrivée, elle crée l’évènement dans le port de Sydney, le journal local titrant son article “La voiture la plus rare du monde”.


En toute logique, la Sportiva fait la fierté des passionnés de la région et fait sensation partout où elle est exposée. Le kilométrage est alors limité400 km à son arrivée), mais Jones va parcourir plus de 6000 km pendant 18 ans, dont la plupart avant une désastreuse journée circuit, en 1976. Emballé par les performances de la voiture, Jones en perd le contrôle dans un virage et heurte le talus, peut-être à cause de l’adhérence limitée des pneus Stelvio d’origine. La Sportiva atterrit sur le toit, mais ne présente que très peu de dégâts, à part un pare-brise cassé. Avec une fracture à la nuque, Jones s’en tire beaucoup moins bien.

La belle Alfa présente plu de roulis que prévu, mais elle donne une impression
parfaitement équilibrée dans les virages rapides.

“UNE MACHINE DE COURSE QUI DOIT ÊTRE BRUSQUÉE
POUR DONNER LE MEILLEUR D’ELLE-MÊME”

Une fois remis, sa passion pour l’aéromodélisme prend le dessus, ce qui ne l’empêche pas de mener à bien une remise en état méticuleuse, même si remplacer le pare-brise se révèle difficile. Il écrit à Alfa et Bertone et apprend que seulement deux exemplaires ont été fabriqués en 1954. La lettre précise sans ambages : « Jamais M. Bertone ne fabriquerait une voiture équipée d’un pare-brise standard. » Finalement, un élément de remplacement réalisé par un spécialiste australien permet à la voiture de reprendre la route.

En 1987, Jones décide de se séparer de la Sportiva pour financer un avion. L’Alfa est vendue aux enchères par Sotheby’s pour 380 000 $ australiens. En Europe, rares sont ceux qui sont informés de la vente, mais le marchand hollandais Rudy Pas, de Classic Car Associates, fait brièvement revenir la voiture en Europe. Elle est rapidement revendue au Japon où elle se retrouve à côté d’un autre chef-d’œuvre Alfa signé Bertone, la Canguro 1964 dessinée par Giugiaro, et la TZ Pininfarina “750114”.


Dans l’ombre pendant les 20 ans qui suivent, elle revient en Europe après son achat par un collectionneur suisse. Alors que la Sportiva grise du musée sort régulièrement, comme aux Mille Miglia, la rouge se fait plus discrète. Lors d’une rare sortie au concours d’élégance de Villa d’Este en 2002, elle reçoit le Trofeo Bertone.

Depuis que je m’étais rendu en 1987 chez Rudy Pas pour voir cette Sportiva rouge, je l’avais perdue de vue. Jusqu’à l’automne dernier où j’ai reçu un e-mail de Christophe Pund, de La Galerie des Damiers, accompagné d’une photo du coupé caractéristique garé devant sa maison. Si bien que par un jour de novembre, accompagné de James Mann pour les photos, nous avons pris la direction de Cassel où Christophe organise tous les deux ans son “1er mai”. C’est un authentique passionné, comme en témoigne son projet de reconstruction d’une Delage Grand Prix1927 (châssis n° 3), ainsi qu’une Lotus Eleven qu’il possède depuis longtemps.


Alors que nous approchons de la maison, j’aperçois immédiatement l’arrière particulier de la Sportiva derrière la baie vitrée de son bureau. Si vous deviez veiller sur une telle beauté, ne chercheriez-vous pas à la garder à l’intérieur si vous en aviez la place?

Une fois la voiture dehors, nous sommes tout de suite séduits par sa ligne élégante. Depuis l’avant effilé et agressif jusqu’à la lunette arrière et le coffre court rappelant la Giulietta, la Sportiva affiche un charme exotique, et seuls les bas de caisse assez hauts viennent troubler son équilibre.


Il est temps d’aller faire un tour sur les routes de campagne. Une pression sur le bouton de porte fait sortir la poignée et, après avoir enjambé le haut seuil de porte, vous glissez sous le grand volant Nardi pour prendre place sur le siège deux tons, qui combine élégamment un dessus en tissu rouge et des cotés en vinyle noir. Les deux branches supérieures du volant sont inclinées vers le bas pour dégager la vue sur les compteurs, dont un compte-tours affichant une zone rouge à 6 500 tr/mn et un compteur de
vitesses gradué jusqu’à 240 km/h. Les instruments plus petits concernent la température d’eau et d’huile, ainsi que le niveau de carburant. À deux, on est un peu à l’étroit mais, grâce aux montants fins, la vue est panoramique. Alors que le quatre-cylindres monte en température, sa sonorité caverneuse envahie l’habitacle où la chaleur augmente tout autant. De quoi cuire par un jour d’été en Italie, avec le seul recours des petites vitres coulissantes.

Le moteur 1900 réalésé se réveille à
4000 tours et produit 138 ch.

Nous sortons de la ville par une voie pavée et la Sportiva, avec sa grille de vitesses large et son pédalier légèrement décalé, paraît basique, légère et bruyante, mais elle se transforme dès que vous atteignez une route dégagée. Le moteur donne une impression rêche et rétive au-dessous de 4 000 tr/mn, mais la puissance vigoureuse se manifeste ensuite avec une douceur de turbine et le régime semble vouloir
grimper sans jamais s’arrêter. La boîte cinq rapports est bien adaptée au moteur, avec une commande précise grâce au court levier, et la Sportiva invite à attaquer franchement les routes sinueuses autour de Cassel, accompagnée par le grondement profond de l’échappement.


Sur ses pneus à flancs hauts, elle présente plus de roulis que l’on pouvait le supposer mais le châssis court est neutre et équilibré. La direction démultipliée rappelle l’âge de la voiture, mais elle gagne en fermeté avec la vitesse et se montre précise en attaque de virage; les freins sont durs, ce qui est peut-être dû à l’âge des garnitures.

Globalement, la Sportiva donne l’impression d’une machine de course qui doit être brusquée et pilotée de façon sportive pour donner le meilleur d’elle-même; une machine parfaite pour se lancer le matin sur la route de la Coppa d’Oro delle Dolomiti, franchir le Passo Tre Croci avant de s’offrir un expresso à Cortina d’Ampezzo.


Cette voiture a été exposée à Rétromobile, sur le stand de Christophe Pund, mais l’exemplaire gris du musée n’a pas pu venir, ce qui aurait permis aux deux coupés d’être réunis pour la première fois depuis les années 1960. Peut-être pourrons-nous un jour assister à un véritable hommage à Franco Scaglione, avec une exposition de ses remarquables réalisations. Essayez d’imaginer, autour de la Sportiva, les trois étonnantes Alfa BAT, une Porsche Carrera Abarth, ATS 2500 GT, Arnolt Aston Martin et Bristol, Alfa Giulietta Sprint Speciale, sans oublier la magnifique Tipo 33 Stradale. Le patrimoine de style laissé par Scaglione mérite sa place dans n’importe quelle galerie d’art, mais sa ville natale de Florence serait le cadre idéal pour un tel évènement. Il risquerait juste de faire concurrence au David de Michel-Ange, exposé à la Galerie de l’Académie de la ville…

[…]

Acheter ce numéro