La beauté du baronnet

Rolls-Royce Phantom II Continental

© Classic & Sports Car / James Mann

La Rolls-Royce Phantom II Continental a inspiré les meilleurs carrossiers anglais. C’est ce que rappelle Mick Walsh, totalement sous le charme de ce fabuleux coupé réalisé par Freestone and Webb pour John Leigh.

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Vous avez tous connu une telle situation : vous trouver soudain en face d’une voiture qui vous prend littéralement sous son charme. Où que ce soit, vous vous surprenez alors à la poursuivre pour la voir de plus près. La forme séduisante de cette Rolls-Royce Phantom II Continental « 42PY » a fait cet effet à deux automobilistes successifs, tellement conquis par son allure qu’ils l’ont prise en chasse et ont fait signe au conducteur pour lui proposer de l’acheter… La première fois, c’était en 1952. Anthony Gibbs, auteur du livre A Passion for Cars, avait eu une dure journée. A cause d’une longue grève d’imprimeur, son entreprise avait fait faillite et, dans la circulation londonienne, il essayait de réfléchir à la façon de résoudre ses problèmes.

Soudain, son attention s’est portée sur la voiture qui le précédait. Immatriculé AXA60, cet élégant coupé affichait des traits sportifs comme des ailes courtes sans marchepied et un toit très bas. Fasciné par cette vision, Gibbs a suivi la voiture. « J’ai compris que je me trouvais derrière la plus belle voiture que j’avais jamais vue, » a-t-il rappelé par la suite. « C’était une grosse Rolls noire qui ressemblait à ma vieille Delage, mais encore plus belle car au lieu d’être un cabriolet, elle avait un pavillon magnifique taillé droit à l’arrière, comme un brougham. »

Après avoir suivi la voiture sur quelques km, Gibbs réussissait à attirer l’attention du conducteur et, arrivé à un carrefour, à sauter de sa voiture et à convaincre l’automobiliste étonné de se garer. Gibbs était tellement fasciné par la Phantom II qu’il a réussi à conclure sur le champ l’achat de la voiture. Puis, pendant cinq ans, il a utilisé son coupé Rolls tous les jours. Machine spectaculaire, elle ne manquait pas d’attirer l’attention, mais avec parfois des surprises. Tout en roulant tranquillement dans Londres, il s’est aperçu un jour qu’il était suivi par plusieurs voitures de police. La surveillance venait de soupçons d’accointances qu’il aurait eues avec des sympathisants communistes. Cinq voitures, dont trois banalisées, effectuaient la filature et Gibbs a décidé de les emmener dans un périple dans les petites rues de Londres, comme dans un film à suspense, mais à l’allure de sénateur de 20 km/h. Avec sa teinte noire et son pare-brise bas rappelant un feutre mou dissimulant le visage, le coupé Rolls-Royce suivi des Wolseley 6/80 de police fait irrémédiablement penser à un sombre thriller hitchcockien.

“FASCINÉ, IL A RÉUSSI À CONCLURE SUR
LE CHAMP L’ACHAT DE LA VOITURE”

Gibbs a parcouru l’Europe avec sa Continental, parfaitement adaptée à cette mission mais, lors de vacances en famille en Suisse en 1957, la voiture a connu une défaillance mécanique après le franchissement de quelques cols alpins. Peinant à trouver les pièces, Gibbs décidait qu’il était temps
de vendre sa belle auto et, curieusement, il était lui aussi arrêté par un autre automobiliste alors
qu’il circulait dans Londres. L’admirateur était un certain Arthur W. Seidenschwartz, un Américain de Waukesha (Wisconsin), tout aussi déterminé à acheter la voiture que Gibbs cinq ans plus tôt.
L’affaire était conclue pour 300 £ et le coupé traversait l’Atlantique où Seidenschwartz le gardait
pendant 35 ans.

Aux États-Unis, la voiture a continué à subjuguer les passionnés lors de ses apparitions en
public ou dans le magazine du club Rolls-Royce, The Flying Lady. L’inimitable Continental était
surnommée la “Robert Hall” car son profil évoquait les bâtiments modernistes sur un étage de
cette chaîne de magasins de vêtements.

J’ai toujours aimé les carrosseries longues à pare-brise bas et pour moi la ligne exotique de Freestone and Webb correspond à la plus belle des 281 Continental châssis court produites de 1929 à 1935. Mes carnets sont remplis de dessins de berlines et coupés d’avant-guerre imaginaires à pavillon surbaissé, mais 42PY était parfaite dès sa sortie du carrossier de Willesden, en 1933.


Cet atelier du nord-est de Londres a été ouvert par VE Freestone et AJ Webb dans Brentfield Road, Stonebridge Park, et il a rapidement acquis la réputation de produire des carrosseries élégantes, d’abord sous licence Weymann, puis avec ses propres créations. Freestone avait appris son métier à Crossley, Webb apportant sans aucun doute du panache sur la planche à dessin après un apprentissage en France. Le style du carrossier s’est développé autour d’ailes séparées, de portes sans marchepied et de pavillons bas, ce qui donnait une allure particulière incarnée par exemple par plusieurs Bentley 8 litres.

Toute commande de carrosserie pour une Rolls-Royce revêtait un certain prestige, et Sir John Leigh était le client le plus fidèle de Freestone and Webb. Après avoir fait fortune dans l’industrie du coton, Leigh est devenu le premier baronnet d’Altrincham. En 1921, ce millionnaire moustachu (les rumeurs estimaient son immense fortune à 14 millions de livres) achetait la Pall Mall Gazette (qui fusionnera plus tard avec l’Evening Standard) et, l’année suivante, il était élu député conservateur pour la circonscription de Wandsworth, un siège qu’il allait conserver jusqu’à son retrait de la politique, en 1945.

Imaginez la vision étonnante de cette Phantom II Continental
apparaissant dans le rétroviseur de votre
Citroën Rosalie, dans les années 1930.

« C’est une des plus belles créations
Freestone and Webb »

Leigh aimait les voitures de luxe ; il a possédé successivement 22 Rolls-Royce neuves, dont quatre Phantom II Continental simultanément entre ses quatre résidences de Lea Park, Surrey; Carlton Terrace, Londres; Bowdon, Cheshire ; et Lilleshall, Shropshire. Les nouveaux modèles de Derby convenaient parfaitement à son style et, comme l’on peut avoir un tailleur favori, son carrossier préféré était Freestone and Webb.


Le baronnet avait du goût, comme le souligne sa première Phantom II Continental. Le deuxième châssis, 6GX, était un cabriolet Freestone and Webb équipé de deux roues de secours à l’arrière et d’une dynamo à forte capacité, pour pouvoir être utilisée la nuit. Mais, sérieusement endommagée dans un incendie en 1932, cette voiture élégante était refaite pour le fils de Leigh avec une carrosserie tourer signée Carlton.


Fabriquer une voiture sur mesure n’était pas une mince affaire, surtout pour une firme de bonne réputation. Les livres de commandes de Rolls-Royce confirment que Leigh a passé commande du châssis 42PY en août 1933, mais la voiture n’était terminée pour les essais que le 3 décembre. La commande précisait “pour utilisation en Angleterre et sur le continent, surtout pour les voyages rapides”, et Leigh demandait aussi plusieurs équipements spéciaux comme un compte-tours et un compteur de vitesses de
grande taille à fond noir, et un échappement abaissé de 7,5 cm. On ne connaît pas le degré d’implication de Leigh dans le dessin de la carrosserie, mais c’est une des plus belles créations Freestone and Webb. La ligne de toit accompagnait brillamment la longueur du capot et les ailes séparées, avec leur nervure centrale, donnaient à ce coupé une allure spectaculaire. L’arrière se terminait par une roue de secours très inclinée, sans pare-chocs. Pour la peinture, Leigh demandait un thème deux-tons de rouge qui rehaussait le superbe profil.


Cette voiture magnifique a sans doute servi dès son premier hiver à transporter Leigh entre ses différentes demeures, pour Noël et le Jour de l’an. On imagine facilement le beau coupé roulant dans la pénombre, précédé du pinceau de ses gros Lucas P100. Leigh et son épouse Norah ont souvent utilisé cette voiture avant qu’elle soit donnée en cadeau à leur fille pour son 25e anniversaire, quand il a remplacé les Continental par quatre Phantom III V12.

Leigh était un homme généreux. À 30 ans pendant la Grande Guerre, il était trop âgé pour se battre mais, après avoir vu des militaires blessés rentrer de France, il a mis à la disposition de la Croix Rouge plusieurs propriétés pour le traitement des blessés, comme la maison de son père à Brooklands.


Malgré l’arrivée de nouveaux modèles, 42PY est restée dans la famille Leigh jusqu’en 1938 où elle a été vendue à B. Sleath, de Stratford-upon-Avon, qui l’a mise à l’abri pendant la deuxième Guerre Mondiale. Pendant cette période, elle a été repeinte en noir et dotée de pare-chocs. C’est ainsi que Gibbs l’a repérée à Londres en 1952, immédiatement subjugué par cette apparition. Après 35 ans dans la famille Seidenschwartz, la Rolls-Royce était cédée à David Scheibel, de Toledo (Ohio), qui l’a confiée à D & D Classic Restorations pour une remise en état complète. Les travaux étaient effectués avec une qualité exceptionnelle, mais curieusement Scheibel choisissait une peinture uniformément marron. Une fois terminée, la Continental est devenue une reine de concours d’élégance, obtenant un score de 100 points et le “Best of Show” au meeting national du RROC. À Pebble Beach en 1992, elle remportait sa catégorie, ainsi que le trophée de la voiture fermée la plus élégante.

Ligne élancée avec pavillon bas, ailes courtes et
absence de marchepied. Lord Bamford a fait
repeindre la voiture dans ses teintes d’origine.

“JE SUIS COMME DANS UN RÊVE ALORS
QUE LA CONTINENTAL FILE À 110 KM/H”

Le chef-d’œuvre de Freestone and Webb a continué à se couvrir de récompenses, mais l’une des plus intéressante est celle remise par de jeunes adultes aveugles, lors du concours “Eyes on Classic Design” de 1994, à Detroit. Cette étonnante carrosserie a donc impressionné même des individus privés de la vue, et vous pouvez essayer d’imaginer comment. Si vous fermez les yeux et passez la main sur la voiture, sur les ailes fines et le long capot, la ligne élégante prend forme dans l’imagination. Diverses galeries d’art ont déjà organisé des expositions de sculptures spécialement pour les aveugles, mais ce rassemblement automobile du Michigan constitue une belle idée.


La Phantom II a changé encore une fois de propriétaire aux États-Unis en étant achetée par Roger Willbanks et, quand RM Auctions et Sotheby’s se sont associés pour la première vente “Art and the Automobile”, en 2013 à New York, le coupé Freestone and Webb faisait partie des quelques machines emblématiques proposées, avec une Talbot T150 “goutte d’eau” et une Ferrari 250 LM. Vendue 2,4 millions de dollars, la voiture a établi un record mondial pour une Phantom II et, pour la première fois depuis 56 ans, elle est revenue dans son pays d’origine pour rejoindre la superbe collection de Lord Bamford. Le président de JCB entretient depuis longtemps une passion des Rolls-Royce de carrossiers, en
particulier les Phantom II Continental et les Phantom III. Il a commencé par faire repeindre la voiture par Clark & Carter Restorations dans les teintes d’origine, telles que commandées par John Leigh à Freestone and Webb, il y a 90 ans. Cette voiture splendide tient maintenant compagnie à plusieurs autres Phantom II Continental, dont les deux exemplaires carrossés par Gurney Nutting. Au fil des ans, Bamford a eu entre les mains trois des Phantom II Continental de Leigh.


Ouvrez la porte articulée à l’arrière et glissez sur le profond siège en cuir crème plissé après avoir passé les jambes au-dessus des leviers de vitesses et de frein. La forme basse du pare-brise vous apparaît immédiatement et, comme dans le coupé Bentley 6,5 litres Gurney Nutting de Barnato (un dessin qui aurait pu influencer Leigh), la vue sur l’immense capot est comme un film sur écran panoramique. Le tableau de bord en loupe de noyer affiche une belle série d’instruments à fond noir, dont un compteur de vitesses jusqu’à 100 mph (160 km/h) et un compte-tours jusqu’à 4 000 tr/mn. L’usine conseillait aux utilisateurs avisés de maintenir une vitesse de 120 km/h maxi sur les nouvelles autoroutes allemandes, le régime de 3 500 tr/mn n’étant utilisé que pour de courtes accélérations. Le grand volant à quatre branches, avec ses commandes centrales, est l’aspect le plus daté de cet habitacle, rappelant les Ghost du début du siècle.


Prendre le volant d’une Phantom II en bon état est un plaisir ineffable. La personnalité onctueuse du six-cylindres en ligne à soupapes en tête déplace cette beauté de 2 tonnes avec une facilité majestueuse et, une fois la voiture lancée, la direction à vis est précise et magnifiquement équilibrée. Avec de telles réserves de couple, la commande de vitesses est rarement sollicitée mais elle est facile à manœuvrer, avec un mouvement ample et doux. Les freins à tambours à assistance mécanique inspirent confiance et parviennent à arrêter efficacement cette considérable automobile en cas d’urgence. Quant au confort, malgré les spécifications plus sportives de la Continental (ressorts plus plats et lames moins nombreuses à l’arrière), il reste serein. Par ce jour d’automne, je suis comme dans un rêve alors que la Continental file sur les routes boisées à 110 km/h. Dans les années 1930, cette expérience exclusive devait présenter quelques similitudes avec un vol en jet privé aujourd’hui, ce qui remet dans son contexte la flotte de quatre Continental de Leigh. Le magnat du coton avait voyager avec style.

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