La métamorphose de la grenouille

Austin-Healey Sprite Frogeye

© Classic & Sports Car / Tony Baker

Est-ce que modifier une Frogeye pour qu’elle atteigne 190km/h en détruit la personnalité ? Pour le savoir, Simon Charlesworth compare trois versions très différentes.

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La direction précise de la Mk1 rend la conduite agréable,
mais le comportement se détériore dès que l’état
de la route se dégrade.

Dès l’instant où l’Austin-Healey Sprite « Frogeye » (« yeux de grenouille ») est apparue en 1958, elle a attiré l’attention de préparateurs comme WSM, Speedwell et Sprinzel. Conçu par Healey à la demande du président de BMC Leonard Lord, ce petit roadster en acier était destiné à combler le vide laissé dans la gamme par l’arrêt de la MGTF1500.

Pour lui permettre de rester attractive et bon marché, elle reprenait de nombreuses pièces provenant des Austin A35 etMorris Minor. Pour cette semi-monocoque dessinée par Gerry Coker, les contraintes de budget éliminaient les vitres descendantes, les poignées de portes extérieures et même la porte de coffre. Mais le constructeur réalisait parfaitement le potentiel sportif de sa dernière-née, et BMC et Healey offraient une large gamme de pièces spéciales comme arbres à cames compétition, culasses polies, doubles carburateurs SU 11/4, pistons haute compression, boîtes de vitesses à rapports rapprochés, radiateurs d’huile, freins avant à disques et barres antiroulis.

Mais aujourd’hui, le respect de l’état d’origine est un sujet qui déchaîne plus que jamais les passions. Pour certains, il est parfaitement légitime de transformer une voiture imparfaite pour en faire ce qu’elle aurait dû être dès le départ. Pour le puriste, en rectifiant un défaut de conception ou de construction la voiture, vous en modifiez la personnalité. Pour alimenter le débat « respecter ou modifier », nous avons réuni trois Frogeye très différentes. La voiture bleue, de 1958, a été rapatriée d’Afrique du Sud et elle est complètement d’origine, avec sa carrosserie telle qu’elle était en sortant des usines d’Abingdon. La rouge, de 1960, a été légèrement modifiée pour participer aux rallyes FIA et la blanche, de 1959, a connu une transformation importante pour en faire une voiture offrant des performances beaucoup plus élevées.

Sur la version1958, tirez le démarreur et le moteur Série A de 948 cm3 démarre avec enthousiasme. La sonorité est agréable, les commandes faciles et la direction directe promettant une conduite décontractée. Le moteur vivant fournit un couple correct entre 2000 et 5000 tr/mn et, en temps normal, il est parfaitement à l’aise. Mais si vous le sollicitez trop, il fera connaître un certain mécontentement. Au-delà de 5000 tr/mn, il commence à perdre haleine et la boîte à siffler son désaccord. Si le bitume de la route se dégrade, les amortisseurs réagissent courageusement mais sans parvenir à compenser le flottement des suspensions. Le roulis mal contrôlé et l’arrière agité provoquent des mouvements désordonnés du train avant, qui transmet les chocs à la direction; il est vrai qu’ici, ces réactions sont accentuées par les pneus de 175, plus larges que l’origine. Le message est clair : avec les premières Sprite, la meilleure façon d’en profiter est de se détendre, de regarder le paysage et de laisser la voiture trouver son rythme. Vous pourrez alors tirer profit du volant en bakélite qui commande une direction légère et précise, de la manœuvre directe du levier de vitesses, de l’aspiration des SU et du moteur souple, et vous pourrez même vous habituer aux quatre tambours de frein. Ici, tout est question de rythme, une fois la voiture lancée.

Au-delà de 4 000 tr/mn, l’accélération du 1 330 cm3 est
surprenante ; comportement bien meilleur que la Mk1, mais
les tambours sont toujours là.

Avec la Sprite rouge, le décor commence à changer. Le capot dissimule un moteur réalésé à 1330 cm3
alimenté par un carburateur Weber double-corps et développant 85 ch, quasiment le double de la puissance d’origine. L’accélérateur et l’embrayage sont nettement plus fermes et réclament plus d’effort mais, une fois ces subtilités assimilées, le résultat est étonnant. Jusqu’à 4000 tr/mn, la seule différence audible entre cette voiture et la version 1958 est le grondement sonore du 1330. Continuez à accélérer et le régime grimpe jusqu’à la zone rouge, à 7500 tr/mn. La sonorité tranchante, le bruit du vent et la tendance de la Frogeye à louvoyer sur la chaussée si elle est mauvaise, tout cela réclame toute votre
vigilance. Pousser cette voiture ne provoque toutefois pas de réactions aussi négatives que sur la version 948 cm3, grâce à de meilleurs amortisseurs, une barre antiroulis plus grosse et des pneus de 155 corrects. Seuls les freins, qui sont les tambours standards, tempèrent l’envie d’exploiter toutes les performances. En utilisation normale, les suspensions modifiées apportent une amélioration notable en confort et tenue de route, mais ces avantages sont balayés en conduite plus sportive. Accélérer en quatrième réclame une vraie concentration. Le volant Moto-Lita se met à danser et, alors que vous approchez un cinquième rapport imaginaire, vous avez l’impression que le moteur va s’arracher de ses fixations et décoller avec vous. C’est une voiture très excitante à conduire, mais l’accélération frénétique et les commandes directes ne font que souligner les insuffisances du châssis.

Cette version reçoit un moteur Rover de 180 ch.
La suspension Frontline transforme
le comportement et la tenue de route.


La troisième Frogeye a été construite et préparée par Tim Fenna, de Frontline Spridget. Les deux arceaux de sécurité, la bande verte, le gros échappement et les Yokohama A048 compétition traduisent la destinée de la voiure. Elle comporte une suspension à doubles triangles à l’avant, avec ajout d’un tirant supérieur qui contrôle mieux le train au freinage et compense le sous-virage, grâce aussi à un carénage négatif de 2°. Les amortisseurs à levier sont remplacés par des éléments télescopiques réglables. À l’arrière, les ressorts quart-elliptiques avec tirants supérieurs laissent place à des bras tirés parallèles avec rotules spéciales de l’ingénieux système conçu par Fenna, qui permet d’éviter les déplacements latéraux du pont arrière tout en abaissant le centre de roulis. L’ensemble est complété par des combinés ressorts amortisseurs. Les quatre freins à disque sont équipés d’étriers de MGB à l’avant et de VW à l’arrière, boulonnés à l’essieu.

Le tableau de bord a perdu quelques interrupteurs superflus mais l’intérieur a gagné un volant Moto-Lita plus petit, des sièges baquet style d’époque et des harnais. Le levier de vitesses incliné et placé plus en arrière est relié à une boîte Ford Type 9 à 5 rapports rapprochés. Elle est accolée, via une cloche d’embrayage en alliage, à un moteur Rover K 1,8 litre, avec injection Jenvey et processeur Emerald M3DK placé derrière le tableau de bord côté passager et programmé par Fenna lui-même. Dans cette voiture de 640 kg, il développe 180 ch (quatre fois la puissance d’une Mk1 standard), soit 3,5 kg/ch.


Le moteur se met en route sur un ralenti de baryton. Engagez la première, donnez un peu de gaz et… oups, je fais trop cirer l’embrayage. Venant de la version 1330, la douceur de l’accélérateur et de l’embrayage est vraiment étonnante : rouler à 80 km/h dans cette
voiture est comme être à 35 km/h dans la 948.


Une caresse du pied droit fait immédiatement grimper le régime et réclame un recalibrage mental. Dès que la route se dégage, l’aiguille du compte-tours s’envole vers les 7550 tr/mn du limiteur électronique. Le moteur se réveille vraiment à partir de 4400 tr/mn, sans faiblir jusqu’à 7000 tr/mn. Les passages de rapports sont rapides, ponctués par un « pop » sonore quand l’excès de carburant s’enflamme dans
l’échappement. La boîte standard de la Sprite est directe, mais cette version cinq rapports, avec sa commande courte et rapide, la ridiculise complètement : elle est plus directe, plus légère, plus intuitive et très réactive.


Avec des disques sur les quatre roues, cette Sprite présente une incroyable puissance de ralentissement. Rétrogradez pour réaccélérer et la Frogeye Frontline repart de plus belle en se jouant des virages. Avec des mouvements de caisse très contrôlés, la direction ne présente pas de réactions intempestives et peut se concentrer sur sa mission de placer la voiture là où il faut.


Il est difficile de prendre cette voiture en défaut. Même en se baladant tranquillement sans trop solliciter le levier de vitesses, elle parvient à combiner des performances de fusée de poche avec le caractère accommodant typique de la Frogeye. Les modifications intelligentes ont permis de mieux exploiter les qualités premières de la Frogeye, tout en maîtrisant ses défauts et en respectant sa personnalité. Loin
d’apporter une réponse tranchée au débat pour ou contre les modifications, ces voitures prouvent la validité des deux options. C’est juste une affaire de perspective.

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