La plus belle voiture en Inde

Delahaye 135 MS Figoni et Falaschi

© Classic & Sports Car / Julian Mackie

Dans un extrait exclusif de son dernier livre, Gautam Sen, qui fait autorité en matière de voitures anciennes en Inde, raconte l’histoire de cette étonnante Delahaye 135MS 1939 arrivée au Rajasthan.

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Créée en 1894 par Émile Delahaye, la marque éponyme était plus connue dans les années 1920 pour ses véhicules utilitaires que pour ses voitures de tourisme. Pour y remédier, son directeur Charles Weiffenbach a demandé à un jeune ingénieur de 29 ans, Jean François, de concevoir une série de modèles sportifs.
Peu après son lancement au Salon de Paris 1935, la Delahaye 135 faisait lesgros titre en terminant deuxième au Rallye de Monte-Carlo 1936. Une victoire au Grand Prix de Marseille 1936, suivie par les places de deuxième à cinquième au Grand Prix de France de la même année, scellait la réputation de Delahaye sur le plan sportif.

Un des atouts de la 135 était son châssis surbaissé; ainsi, il a fait partie des préférés des carrossiers français qui l’ont habillé des formes les plus extraordinaires de tous les temps. La plus belle de ces réalisations était un roadster rose et orange dévoilé sur le stand Figoni et Falaschi au Salon de Paris 1936. Basée sur le châssis court Compétition (2,70m), cette élégante Delahaye a volé la vedette à toutes les nouveautés et, quatre jours après la fermeture de l’exposition, elle a été achetée par leprince Aly Khan, âgé de 25 ans. Ce passionné d’automobile était le fils de sir Sultan Mohammed Shah, connu comme l’Aga Khan III, père de l’actuel Aga Khan IV, prince Shah Karim Al Husseini. A cette époque, la famille possédait en Inde plusieurs résidencesdans lesquelles étaient parquées un certain nombre de voitures utilisées lors des visites des Aga et du prince. Mais, repeinte en noir et immatriculée 1111 RK6, la Delahaye était destinée à rester au domicile parisien d’Aly Khan. Par la suite, la carrosserie de cette voiture a disparu mais pas le châssis, qui appartient aujourd’hui à Peter Mullin, créateur du Mullin Automotive Museum où il rend hommage aux voitures françaises de cette époque.

Au cours des 18 mois qui ont suivi (jusqu’à 1938), Figoni et Falaschi ont reçu sept autres commandes pour des carrosseries similaires, très légèrement différentes les unes des autres. La neuvième de la série était commandée par Paul Jourde, un Français passionné par l’Inde et ami de Joseph Figoni. Ce dernier allait d’ailleurs trouver refuge chez Jourde en Bretagne, au château de Branféré, pendant l’occupation allemande. Jourde passait donc commande de la première version 135 Compétition sur le châssis standard (2,95 m) et, peinte du même rouge que la Delahaye 165 V12 présentée au Salon de Paris 1938, cette voiture (châssis 49150) était expédiée en Inde. Aujourd’hui magnifiquement restaurée, elle fait aussi partie de la collection Mullin, après avoir été extraite d’Inde clandestinement dans les années 1980.

Cette superbe 135 MS est entre
les mêmes mains depuis plus de 50 ans.

“EN 1965, HIMMAT SINGH ÉCHANGEAIT LA DELAHAYE
CONTRE LA JEEP DE SON JEUNE FRÈRE DALIP”

En 1939, Jourde achetait une autre voiture semblable, la dixième de la série, mais cette fois sur la base d’une 135MS. La “Modifiée Spéciale” était l’ultime évolution du célèbre châssis Delahaye. Équipée d’un six-cylindres 3557 cm3 à soupapes en tête et trois carburateurs double-corps inversés, et d’une boîte électromagnétique Cotal, elle pouvait atteindre 160 km/h. Rapide, elle était également belle et la carrosserie du châssis 60 217 recevait une peinture du même rouge que la première 135 de Jourde avant d’être, elle aussi, envoyée en Inde. C’est la voiture que vous pouvez admirer ici.


On ne sait pas très bien à qui Jourde a ensuite vendu la 135 MS, mais il pourrait s’agir du Raja d’Akalkot, Vijayasinhrao Fatehsinhrao III. « Elle a été achetée neuve, d’après ce qu’on m’a raconté, par le Raja Saheb d’Akalkot, explique Wasif Ahmed, un passionné de Hyderabad qui connaît la famille, étroitement liée à l’histoire un peu compliquée de cette voiture. Il a ensuite vendu la Delahaye au regretté Nawab Zaheer Yar Jung, Ameer-e-Paigah, de Hyderabad. De là, elle a été achetée par le regretté Nawab Ahmed Yar Jung (le frère de ma mère), qui fait aussi partie de la famille Paigah, à Hyderabad. »

Autour de 1946, la voiture était échangée contre une Ford “woodie” 1939 et quelque 10000 roupies (somme conséquente à l’époque) de soulte. Comme le Nawab Ahmed Yar Jung et le Nawab Zaheer Yar Jung étaient cousins, la transaction s’est effectuée par téléphone, et Zaheer Yar Jung a fait prendre la voiture immédiatement par son chauffeur. À cette époque, la Delahaye avait été repeinte en turquoise avec capote noire, le volant et le bouton de commande de la boîte Cotal recevant une finition ivoire. Dès
l’origine, cette 135 MS s’est montrée une véritable attraction, et le Nawab Ahmed Yar Jung précisait plus tard : « Quand j’allais voir un film au Plaza Cinema, le public sortait de la salle pour voir la voiture. »

En 1948, elle était envoyée à Bombay pour une réfection de la doublure de capote, juste après la partition de l’Inde et à peu près à l’époque où l’armée du Premier ministre Nehru envahie la région de Hyderabad pour détrôner le Nizam régnant, qui voulait à tout prix rester indépendant. Après la défaite du Nizam, la région reste agitée et la situation incertaine si bien que lors du retour avec son entourage du prince Basalath Jah, frère du Nizam de Hyderabad, le Nawab Yar Jung lui demande s’il pouvait venir avec la Delahaye. Le prince ne pouvant garantir la sécurité de la voiture que jusqu’à Sholapur, il a donc été décidé de la laisser à Bombay. C’est à ce stade que le Maharaja Hanwant Singh de Jodhpur récupère cet étonnant roadster pour la somme de 23000 roupies auprès de Bachoo Motors, où elle avait été laissée. Peu de temps avant son décès, le 26 janvier 1952, il la donnait à son jeune frère le Maharaj Himmat Singh.

Seulement 11 exemplaires de Delahaye 135 ont été
carrossés de cette façon par Figoni et Falaschi.

Mais peut-être l’épisode le plus singulier de l’histoire de cette voiture est survenu en 1965, quand Himmat Singh échangeait la Delahaye contre la Willys Jeep de son jeune frère Dalip. La Jeep avait été achetée 10 ans plus tôt lors d’une vente aux enchères à l’ambassade américaine de Dehli et, pendant les années 1950, avait servi au jeune Maharaj pour se balader sur les boulevards de Jodhpur. Mais au milieu des années 1960, Dalip Singh voulait passer à plus sportif après avoir vu une Austin-Healey lors d’une visite à Bombay. Quand il mentionnait son projet à son frère aîné, Himmat suggérait cet échange. Dalip ne pouvait pas refuser (dans la tradition rajput, vous ne pouvez pas dire non à vos aînés), malgré son peu d’enthousiasme pour cette imposante bizarrerie française.


Ainsi, en 1965, Dalip Singh s’est retrouvé propriétaire d’une Delahaye 135 de 1939. Il aurait été difficile d’imaginer que 50 ans plus tard, cette voiture qui fait partie des cinq survivantes des 11 Delahaye 135 à carrosserie Figoni et Falaschi lui appartiendrait encore, avec une valeur dépassant six millions d’euros.

En 2005, comme la peinture de la voiture commençait à se ternir, elle a bénéficié d’une remise en état dans son rouge vif d’origine. Ayant reçu le très convoité Best of Show lors de la première édition du concours d’élégance “Cartier Travel With Style” organisé en 2008 à Mumbai, elle a confirmé son statut de plus belle voiture ancienne actuellement en Inde.

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