Modernisme et tradition

Sunbeam MKIII - Singer Hunter

© Classic & Sports Car / Tony Baker

Avec un pied dans le modernisme et un autre dans la tradition, la Sunbeam MKIII et la Singer Hunter symbolisaient une difficile adaptation à un monde nouveau. Andrew Roberts rappelle que, malgré leur finition raffinée, cette ambiguïté a fini par mener à leur perte.

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Parmi les images du passé automobile, celle des « routières de gentleman » fait partie des plus charmantes. Ce genre de voitures était sur le déclin au milieu des années 1950, mais le marché proposait encore des modèles appartenant à cette époque où l’on saluait les gendarmes en passant, comme la Sunbeam MKIII et la Singer Hunter. Elles étaient parfaitement adaptées à ceux qui considéraient les Ford Zephyr ou Vauxhall Cresta comme d’une vulgarité douteuse et roturière. Et toutes deux correspondaient aux dernières évolutions de modèles dévoilés au Salon de Londres 1948.

La SM1500, première Singer d’après-guerre, représentait pour la marque une importante progression. Avec son arbre à cames en tête commandé par chaîne, son moteur était une évolution de celui de l’ancienne Super 12, mais sa carrosserie « ponton » et sa calandre d’inspiration américaine ne montraient aucune ressemblance avec un modèle précédent. « Dignité, style et parfait équilibre » clamaient les publicités, même si les acheteurs britanniques devaient s’inscrire sur une longue liste d’attente car en 1949, après le démarrage de la production, les premiers exemplaires étaient exclusivement réservés à l’export. En 1951, le moteur 1506cm3était réduit à 1497cm3et deux carburateurs étaient disponibles à partir de 1952, mais les ventes commençaient déjà à décliner.

Une des difficultés que rencontraient les distributeurs Singer était que cette voiture était chère pour une berline 1,5 litre et, le temps passant, sa forme a fini par accuser son âge. La carrosserie était très influencée par la Kaiser-Frazer de 1946, et il faut bien reconnaître que l’interprétation du modernisme américain par l’industrie automobile anglaise s’est démodée à grande vitesse.


En l’absence d’un budget pour créer un nouveau dessin, la SM 1500 était donc transformée en Hunter à la fin de 1954. Elle affichait une calandre verticale surmontée d’une mascotte à tête de cheval pour ajouter une touche de distinction et pour dissiper les derniers vestiges d’américanisme. La Singer comportait un chauffage, des phares antibrouillard, un lave-glace et (raffinement apprécié) le coffre était doté d’un plateau à outils intégré. Les premiers modèles recevaient un capot-moteur et un panneau arrière en fibre de verre, remplacés ensuite par des éléments en acier à cause de problèmes de qualité de fabrication.


Un an plus tard, la Hunter était proposée en version “S”, avec finition plus dépouillée (pas de chauffage, de montre ni de phares additionnels) et moteur 75 double arbre, mais elle n’a connu qu’une très faible diffusion. L’usine de Coventry produisait 30 voitures par semaine et, en janvier 1956, le groupe Rootes finalisait son acquisition de la célèbre marque. La Singer Gazelle, qui était en fait une Hillman Minx “Audax” rebadgée et initialement propulsée par le moteur Singer simple arbre, était présentée huit mois plus tard. Les dernières Hunter étaient vendues en 1957 et, en 1958, la Gazelle IIA recevait un moteur Hillman.

Les lignes de la Hunter ont fait l’objet de controverses, mais je ne vois pas en quoi elle pouvait être considérée comme audacieuse sur le plan esthétique. Le meilleur qualificatif pour l’exemplaire “British Racing Green” de ces pages
serait “plaisamment formelle”, avec une ligne rappelant celle de la Rover P4. À l’époque où elle était vendue neuve, les automobilistes un peu snobs auraient pu la considérer comme s’éloignant avec bonheur des vulgarités de la télévision commerciale et des marchands de hamburgers. Son allure un peu guindée ne l’a d’ailleurs pas empêchée d’avoir les honneurs du grand écran : une Hunter apparaissait dans Fire Maidens of Outer Space. Dans ce film de science-fiction (parfois considéré comme un des pires jamais tourné !), la planète Venus affiche une ressemblance étonnante avec la campagne anglaise et la Hunter surpasse toute la nature humaine.

Mon sentiment sur la Hunter est qu’elle était fièrement en décalage par rapport au marché de la classe moyenne. Elle a été dévoilée l’année où le rationnement a été supprimé, mais les montants épais et le pare-brise bas remontent à
la période d’avant-guerre. La Singer s’adressait aux automobilistes qui s’intéressaient plus aux détails techniques qu’à la peinture deux-tons et aux enjoliveurs chromés. Ainsi, l’aménagement de l’habitacle est presque trop raisonnable et dégage l’ambiance d’un bureau de directeur de banque. La plateforme caissonnée permet un plancher plat et la garde au toit est suffisante pour porter un chapeau mou, ce qui est en parfaite cohérence avec une voiture que vous imaginez volontiers entre les mains d’un clerc de notaire.

Mais sur la route, la Hunter contredit cette sobre apparence. Elle est lourde à basse vitesse et, bien qu’un levier de vitesses au volant n’ait pas fait pas l’unanimité à l’époque, celui-ci est plus agréable à manipuler que la commande d’une Austin A90 Westminster des mêmes années. Il n’encourage pas les changements rapides (le risque de s’érafler les doigts sur le tableau de bord sert de dissuasion contre tout mouvement hâtif) car dans la Singer, le mot d’ordre est, justement, “l’ordre”. Les réclames affirmaient que c’était la voiture “des connaisseurs qui apprécient ses performances brillantes dans une ambiance confortable”, mais la première partie de la phrase était indiscutablement optimiste. La Hunter est indéniablement confortable, mais pas particulièrement brillante, même selon les standards des années 1950. Ses deux principaux arguments de vente étaient son raffinement et son confort, et “notre” Hunter se joue des inégalités du mauvais revêtement de Brooklands. Incroyablement souple, le moteur est tout aussi adapté à une circulation tranquille dans les rues de la ville qu’à une balade décontractée à 90 km/h sur une route nationale.

De son côté, la Sunbeam est plus flamboyante que la Singer, mais jamais tape-à-l’œil. Selon Rootes, elle était “Impeccable et idéale pour se rendre dans la City ou faire ses courses dans les grands magasins”, slogan qui combinait sans complexe une touche de snobisme et une idée d’opulence. En fait, la MkIII présente la personnalité agréablement canaille qui plairait à tout acteur habitué aux rôles d’escroc sympathique. Mais cette voiture affichait aussi un excellent palmarès en compétition, depuis la 90 Mk1 de
George Murray-Frame victorieuse à la Coupe des Alpes en 1948 jusqu’à la Coupe d’Or remportée par Stirling Moss en 1954 (attribuée suite à trois victoires consécutives à la Coupe des Alpes), et la victoire au Rallye de Monte Carlo 1955 de la MkIII pilotée par Per Malling. Même aujourd’hui, il est difficile de regarder cette belle automobile sans penser aux films d’actualités en noir et blanc et à l’annonce nasillarde et triomphante de la victoire de Sunbeam.


La Hunter et la MkIII sont toutes les deux dotées de portes “suicides” à l’arrière mais si la Singer semble bien dans l’époque “exporter ou mourir”, la forme de la Sunbeam appartient à la fin des années 1930. De profil, elle évoque une banlieue aisée et des week-ends à la campagne, mais ses lignes masquent l’évolution constante que Rootes imprimait à la gamme.

Ces deux voitures ne s’embarrassaient pas des caprices de la mode.

« Le potentiel de la marque n’a jamais été
correctement exploité »

En 1950, la 80 à moteur 1,2 litre avait disparu du catalogue et la 90 MkII recevait une suspension avant indépendante, un châssis renforcé et son moteur 1 994 cm3 était remplacé par une version 2,3 litres issue du moteur de la Humber Hawk. La MkII de 1952 ne comportait pas de jupes d’ailes arrière et, deux ans plus tard, la MkIII perdait son suffixe Talbot et offrait une puissance plus importante grâce à une culasse haute compression, initialement mise au point pour l’Alpine. À cette époque, la voiture présentait trois petites prises d’air “hublot” sur les ailes avant et, pour ceux qui voulaient se faire remarquer à Goodwood, un ensemble de combinaisons deux-tons étaient disponibles en option. La production s’arrêtait en 1957, l’objectif de Sunbeam étant alors tourné vers la Rapier.


Comme il convient sur une voiture de ce prix (elle était nettement plus chère que la Hunter), la MkIII est exceptionnellement bien équipée, avec deux dispositifs qui raviront les occupants de grande taille : les sièges avant réglables et le toit ouvrant. Alors que la banquette de la Singer laisse une place généreuse au conducteur, l’habitacle de la Sunbeam paraît beaucoup plus compact, même si l’ouverture du toit permet de dissiper toute impression de claustrophobie. Le tableau de bord présente un superbe style Art Déco et de nombreux acheteurs ont sans doute dépensé les 7 £ nécessaires pour bénéficier d’un compte-tours bizarrement placé au centre du tableau de bord. Mais la Sunbeam mérite réellement cet instrument, car elle montre un tel brio que vous vous demandez parfois si vous êtes bien au volant d’une voiture de plus de 60 ans. La boîte de vitesses est bien étagée, bien qu’elle désapprouve tout mouvement brusque du levier au volant, la tenue de route de la MkIII faisant réellement oublier son âge. Si la Hunter est idéale pour se balader sur les routes de campagne, la Sunbeam adore enchaîner les virages serrés.

Dans son numéro d’août 1955, Motor Sport soulignait “les caractéristiques de léger sous-virage et d’absence de roulis”, ce qui résume parfaitement le charme de cette berline sportive et efficace. Après quelques km, vous oubliez que vous vous trouvez au volant d’une voiture connotée avant-guerre car elle donne l’impression d’une machine des années 1960. Elle n’est sans doute pas aussi agréable en ville que
la Singer mais, avec son overdrive en option, elle constitue une grande routière cinq places idéale, dans laquelle “le confort et la “fiabilité digne des rallyes” maintient le moral au beau fixe et éloigne la fatigue.”

Il est parfois difficile de croire que la Singer et la Sunbeam ont disparu du catalogue l’année de l’ouverture de la première autoroute en Angleterre, et deux ans avant l’entrée en scène de la Mini. D’ailleurs, ces deux voitures ne sont guère concernées par les caprices du style car elles
incarnent un mot très démodé, “l’intégrité”. La réelle qualité de fabrication et l’attention apportée aux détails sont palpables dans la Hunter, et son manque de succès commercial vient peut-être de ce qu’elle n’a pas été en accord avec la tendance consumériste grandissante du “vivez maintenant, payez plus tard”. À la fin des années 1950, trop rares étaient les automobilistes prêts à ne pas s’arrêter à cette allure un peu datée et, après l’intégration de Singer au sein de l’empire Rootes, le potentiel de la marque n’a jamais été correctement exploité.

Certes, le cabriolet Singer Gazelle est un des plus attrayant de son époque et le coupé Chamois dérivé de l’Hillman Imp était dans la grande tradition du roadster Nine de 1939, mais cette marque illustre n’a plus servi qu’à une valse de badges avant de sombrer dans l’oubli. Sa disparition en 1970 n’a guère surpris et, par une triste ironie du sort, les dernières Gazelle et Vogue n’étaient que des versions légèrement modifiées d’une Hillman qui avait hérité de l’appellation Hunter.


Parallèlement, la MkIII est une preuve magnifique que la grande série et une berline individualiste dotée d’une vraie distinction ne sont pas forcément contradictoires, mais elle constituait aussi le chant du cygne d’une certaine catégorie de voitures. Après 1957, le groupe Rootes n’est jamais vraiment revenu sur ce marché, car la Sunbeam Rapier s’adressait à une autre forme d’utilisateurs : l’expert-comptable en blazer coiffé de la casquette plate de Mike Hawthorn, par opposition au pilier de bar à fine moustache. De plus, le constructeur manquait de moyens pour mettre au point une concurrente des Jaguar et, en 1963, avec le lancement de la Rover P6 et de la Triumph 2000, cette absence dans la gamme s’est fait encore plus cruellement sentir. La même année a vu l’arrivée de la Humber Sceptre, une voiture qui n’était pas tellement éloignée de la tradition Sunbeam-Talbot, mais à cette époque les difficultés financières de Rootes empêchaient tout développement sérieux.


Pour ma part, ces deux voitures pourraient partager mon garage car elles représentent des aspects différents mais complémentaires des automobiles d’après-guerre. La Singer Hunter me servirait les jours de semaine pour arriver au bureau avec une certaine dignité, alors que la Sunbeam est plus une voiture de week-end idéale pour faire un tour jusqu’à la mer ou se rendre aux courses. Et les gendarmes seraient
tout surpris de nous voir les saluer, comme dans une image en teinte sépia.

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