La métamorphose

La dernière Sunbeam Tiger

Classic and Sports Car / Tony Baker

Malcolm Thorne est sous le charme de la Sunbeam Tiger ! Le puissant V8 Ford installé dans l’élégante carrosserie de l’Alpine transformait la personnalité de la voiture. Nous prenons le volant de la dernière produite, tout en allant à la rencontre de quelques passionnés de ce modèle disparu trop vite.

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L’année 1967 va se révéler riche pour les roadsters britanniques, avec le lancement de plusieurs modèles
intéressants: la Triumph TR5 troque le quatre-cylindres endurant mais débonnaire de la TR4 contre un six-cylindres plus puissant, MG appliquant le même traitement à la C, avec un résultat mitigé. Mais au même moment, un des cabriolets les plus attirants de la décennie disparaît discrètement. Condamnée par l’absorption du groupe Rootes par Chrysler, la Sunbeam Tiger, brillante mais dotée d’un moteur Ford
concurrent, fait malheureusement sa sortie du catalogue.


L’origine de la Tiger remonte à 1962, quand Jack Brabham suggère à Norman Garrad, patron de la compétition chez Rootes, d’installer un V8 dans une Sunbeam Alpine. Norman en parle à son fils Ian, chef des ventes pour la Côte Ouest des États-Unis, qui à son tour contacte le vainqueur duMans et créateur de l’AC Cobra, Carroll Shelby, pour qu’il mette au point un prototype. Ce dernier aurait coûté 10 000 $, “empruntés” au budget marketing américain du constructeur. Entretemps, une deuxième voiture est terminée avant la première, réalisée par l’ancien ingénieur compétition de Shelby, Ken Miles, dans son atelier de Cahuenga Boulevard, à Hollywood. «Nous l’avons essayée avec Ken, racontera Garrad dans les années 1980. J’avoue avoir eu la trouille quand il s’est lancé sur la voie de gauche, mais en 5 minutes je
savais que nous tenions une gagnante. »


En 1963, Lord Rootes connaît l’existence de la White Car de Shelby (nom donné au prototype) et elle est rapatriée à Coventry pour y être évaluée. Elle est alors considérée comme correspondant exactement à ce qu’il faut pour le marché américain. Après une première série de 10 exemplaires “AF” (Alpine Ford) de développement fabriqués en Angleterre, le nouveau modèle est dévoilé en avril 1964 au Salon de New York. Son appellation Tiger est un hommage à la Sunbeam de record d’avant-guerre. Équipée d’un Ford V8 de 260 ci (4,2 litres), elle pèse environ 90 kg de plus que l’Alpine mais, avec 164 ch, elle dispose de deux fois plus de puissance et trois fois plus de couple que la version quatre-cylindres. Le montage des voitures est confié à Jensen, à West Bromwich, où des coques partiellement terminées sont soigneusement modifiées (avec une petite adaptation des longerons de châssis et un nouvel auvent) pour recevoir le moteur plus volumineux.


Juste après le lancement de la voiture, l’expert en mise au point Alec Caine suggère toute une série d’améliorations pour une version Mk2, dont un essieu arrière plus large, quatre freins à disque et des jantes plus grosses à cinq goujons, mais ces évolutions coûteuses sont écartées par les responsables financiers. Par conséquent, lorsque l’approvisionnement des moteurs 260 ci se tarit en 1966, les améliorations apportées à la Mk2 sont beaucoup plus superficielles : calandre “coupe-frites” et bandes latérales constituent les principales différences esthétiques et, sous le capot, un 289 ci (4,7 litres) remplace le moteur précédent. De plus, les Mk2 ne sont produites qu’en conduite à gauche; tout au moins est-ce l’intention de Rootes.

Bonne tenue de route sur le sec et confort correct.

“LE V8 ÉTAIT MIEUX QUE TOUT, MAIS L’ESSIEU
ARRIÈRE AVAIT TENDANCE À DÉCROCHER”

La décision de ne pas proposer de conduite à droite est purement pragmatique (il y aurait eu encore en 1968 quelques Mk1 invendues chez les distributeurs anglais) mais, peu après l’annonce par Chrysler de l’arrêt de la commercialisation, la “Metropolitan Police” (qui opère en banlieue de Londres) commande six voitures pour compléter les quatre Mk1 déjà utilisées comme voitures de poursuite. Cela peut sembler aujourd’hui surprenant, mais Rootes accepte d’honorer la commande. La complexité de production d’une aussi petite série n’est pas énorme et la conversion de la carrosserie de série en conduite à droite est assez simple, mais il est difficile d’imaginer aujourd’hui produire une aussi faible quantité, même pour
un client aussi important que la “Met”.


Ces voitures de police, qui quittent l’usine Jensen fin mars 1967, auraient pu être les seules Mk2 conduite à droite d’usine, mais quand Gregor Grant, rédacteur en chef d’Autosport, apprend leur existence, il en demande lui aussi un exemplaire, et trois distributeurs Rootes importants en font autant. Les registres manuscrits de Jensen indiquent la livraison d’un exemplaire à William Waters, de W Waters & Sons à Hertford, et d’un autre à un garage de la région de Sunderland. La troisième voiture, châssis B382100633 (qui correspond à la dernière produite des 7 085 Tiger, dont seulement 534 sont des Mk2) est livrée le 27
juin 1967 à Roy Thompson Ltd (Aberdeen). Immatriculée le 3 juillet HRS 121E, elle reste propriété de l’entreprise pendant près de 19 ans, totalisant plus de 110 000 km.

Aménagement très soigné et sièges confortables ;
compteurs Smiths très complets.

En 1986, elle est inscrite à une vente aux enchères sous pli cacheté. Par chance (compte-tenu de ce qu’à l’époque cette voiture bénéficie d’assez peu de considération et n’est certainement pas aussi appréciée qu’aujourd’hui), elle est acquise par John Day, fidèle du Sunbeam Tiger Owners’ Club. Il possède aujourd’hui la voiture de Gregor Grant et il sait à l’époque précisément
ce qu’il achète. Après une vingtaine d’années d’utilisation, la Tiger est encore d’origine mais plutôt
fatiguée, si bien que Day lui offre une restauration complète avant de repeindre la voiture dans sa teinte d’origine “Orchid Green” (ou “vert caca d’oie” comme elle est aujourd’hui affectueusement désignée).


« Je l’ai vue en 1991 lors du rassemblement de Sandown Park, rappelle son actuel propriétaire Graham Vickery. Mon premier contact avec une Tiger datait de 1967, quand on m’avait emmené faire une pointe à 160 km/h, et j’en avais acheté une en 1973 comme voiture d’usage. Donc devant celle-ci j’ai eu le coup de foudre. J’ai donné à John ma carte de visite, en lui demandant de m’appeler si jamais il décidait de la vendre. C’est ce qu’il a fait l’année suivante. » Malheureusement pour lui, six mois plus tard il doit partir en Suède pour raisons professionnelles. La Sunbeam est alors entreposée, avant d’être rejointe peu après par une autre, une Mk1 : « Un ami m’a proposé une conduite à gauche, en me disant que ce serait idéal pour Stockholm, mais ironiquement ce n’est qu’après l’entrée de la Suède en 1995 dans la Communauté Européenne, avec suppression des droits de douane, que j’ai pu la faire venir là-bas. »


Par une curieuse ironie du sort, cette voiture s’est révélée importante sur le plan historique, comme le précise Vickery : « Les caisses Alpine ont un numéro de série comportant le préfixe SAL, pour Sunbeam Assembly Line, alors que les Tiger ont un numéro JAL, qui signifie Jensen Assembly Line. Quand j’ai découvert que ma voiture avait un numéro SAL, j’ai eu peur car j’ai pensé avoir acheté une Tiger dotée d’une caisse d’Alpine, comme cela a pu se faire sur certains exemplaires très attaqués par la rouille. Mais après quelques recherches, j’ai découvert qu’il s’agissait d’une voiture de développement : AF6, avec un numéro de châssis qui précède tout juste la première Tiger de série. Ce qui signifie que mes deux voitures
encadrent la production des Tiger. Plus récemment, j’ai acheté avec un ami deux autres prototypes : AF7, première voiture dotée du moteur 289 ci, et AF9, une des deux voitures de présérie. Elles attendent leur restauration, AF6 étant celle que j’utilise le plus souvent. En 2014 Rosemary Smith, ancienne pilote Rootes, a pris le volant jusqu’à Monaco dans le cadre de l’évènement des 50 ans de la Tiger organisé par le club. Il y a quelques années, on m’a même proposé le prototype “Ken Miles” mais j’ai décliné car, ayant été réalisé aux États-Unis, il me semblait appartenir à ce pays. »

Badge Tiger.

Évoquer Shelby et Miles entraîne inévitablement des comparaisons avec l’autre célèbre hybride anglo-américaine, l’AC Cobra. Pour les non initiés, il est facile de voir la Tiger comme un simple gadget rapide mais peu sophistiqué, tout juste bon à faire fumer les pneus au feu rouge. Ce qui est loin de la réalité, comme le souligne Vickery : « Elle reçoit encore le sobriquet de “Cobra
du pauvre”, mais contrairement à l’AC, la Tiger est une voiture pour tous les goûts et vous pouvez en faire ce que vous voulez : “street rod”, voiture de rallye, de circuit, GT de voyage. Je préfère les spécifications d’origine et, à part les jantes Minilite en alliage, c’est ainsi qu’est préservée cette voiture. »


Au démarrage, le gros V8 émet un séduisant ronronnement. La sonorité est toujours présente, mais suffisamment discrète pour ne pas sembler envahissante : c’est une ligne de basse solide et entraînante plutôt qu’un solo de guitare déchaîné. Cela dit, il est assez normal d’être séduit par le V8 de Deaborn et son grondement puissant, mais vous découvrez aussi que le reste de la voiture bouscule vos idées préconçues, tant elle est facile à utiliser.

Le gros tunnel de transmission (d’où émerge un grand levier très droit) abrite une boîte quatre rapports et le couple considérable qu’elle doit supporter vous laisse attendre une commande ferme et peu coopérative. C’est tout le contraire : la transmission est un délice, avec des mouvements précis et légers pour changer de rapport, et un embrayage qui n’est jamais lourd ni brutal. La direction offre une sensation étonnamment délicate et, si le rayon de braquage médiocre ne favorise pas les manœuvres de sortie de parking, votre grand-mère pourrait facilement conduire cette machine.

La moitié de la flotte de Tiger de Vickery.

“LA TRANSMISSION EST UN DÉLICE, AVEC
DES MOUVEMENTS PRÉCIS POUR CHANGER
DE RAPPORT”

La Tiger supporte facilement un rythme tranquille et, si vous n’êtes pas pressé, elle vous emmènera paisiblement sur un filet de gaz. Le moteur est tellement souple que, en 1965, Country Life allait jusqu’à affirmer qu’elle pouvait “être conduite en ville à la façon d’une limousine d’apparat.” Une boîte automatique avait été envisagée en option, mais elle serait superflue : la boîte mécanique correspond presque à une semi-automatique, compte tenu du couple inépuisable. D’ailleurs, la finition a quelque chose du luxe d’une limousine : le tableau de bord en bois et le grand volant bois avec cerclo-avertisseur
donnent la même impression de confort que dans une grosse Humber, très digne et statutaire. Mais ne
vous y trompez pas: la voiture n’a rien d’une citadine un peu ramollie.

Enfilez une paire de semelles de plomb et le V8 se réveille, vous propulsant avec la vigueur d’une catapulte de porte-avion. « En 2004, nous sommes allés avec quelques voitures au Mans Classic,
rappelle Vickery. J’étais avec Jimmy Blumer, qui avait couru en 1964 au Mans avec une Tiger d’usine,
et il a enfoncé l’accélérateur en sortant du Tertre Rouge sur la ligne droite des Hunaudières. Nous avons rapidement atteint 5 000 tours sur le quatrième rapport, ce qui correspond à 200 km/h. Il avait à l’époque largement passé 70 ans et c’est un souvenirque nous avons souvent évoqué : pour lui, une vraie cure de jouvence! »

À cause de l’empattement court et du poids sur l’avant, en cas de conduite sportive vous risquez de vous trouver en situation délicate, de sous-virage ou survirage, mais à des vitesses plus raisonnables, la conduite de cette voiture est à la fois saine et grisante. J’avoue ne rendre qu’à regret les clés à Vickery, et je ne suis pas le seul que cette Sunbeam a séduit. Mick Walsh et Julian Balme gardent tous deux un attachement particulier à la personnalité de la Tiger (voir encadrés).


« Avec le recul, l’arrêt de la Tiger a peut-être eu lieu au bon moment,
exprime Vickery. C’était une voiture de son époque, et elle a rempli sa mission. » Ce n’est pas faux : le roadsterde Coventry n’a connu ni équipement anti-pollution castrateur, ni gros pare-chocs en caoutchouc, et il n’a pas eu à souffrir de son comportement un peu rustique en face de voitures plus modernes. La Tiger a quitté la scène tête haute, après un succès dont son constructeur pouvait être fier à juste titre. Pourtant, après avoir découvert toutes les qualités de ce gros V8, l’on ne peut s’empêcher de déplorer sa carrière courte et ses chiffres de production relativement bas. Longue vie à la Tiger !

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