La passion du passé

L'incroyable collection de Ross Brawn

Classic and Sports Car / Tony Baker

Dans l’incroyable collection de Ross Brawn, toutes les voitures ont une histoire, depuis la Wilson-Pilcher 1904 jusqu’à la Ferrari 250 GT châssis court 1960. Richard Heseltine vous emmène pour une visite exclusive.

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Avec un vent à décorner les bœufs et des nuages menaçants venant de l’Est, ce n’est peut-être pas le meilleur moment pour effectuer des photos dynamiques. Après tout, cette voiture est quand même une Ferrari 250 GT châssis court. Et une ex-Rob Walker, en plus. C’est à bord de cette glorieuse machine que
Stirling Moss a remporté le Tourist Trophy, en 1960 à Goodwood. Cette voiture a une histoire, elle est importante et elle vaut plus que ce que vous pouvez imaginer. Certains propriétaires se refusent à sortir des voitures d’une telle valeur plus loin que le fond de leur jardin, même par temps sec. Mais pas celui-ci.


Ross Brawn n’est pas du genre à laisser un peu de pluie (torrentielle) l’empêcher de se faire plaisir. “Ce n’est que de l’eau,” dit-il. “Tant qu’il n’y a pas de sel sur les routes, cela ne me gêne pas.” Ce qui fait encore monter d’un cran dans notre estime ce géant du sport automobile. Au cours des quelque 40 dernières années, ce talentueux ingénieur a connu tous les succès, que ce soit en dessinant les Jaguar Groupe C pour Tom Walkinshaw ou en supervisant la transformation des monoplaces Benetton pour que, de victorieuses occasionnelles, elles deviennent de vraies prétendantes au Championnat du Monde. Tout
cela avant de faire passer Ferrari de risée des paddocks à dominatrice invincible en Grand Prix. Sans oublier sa réaction énergique au retrait brutal en 2008 de Honda qu’il venait de rejoindre, réussissant à maintenir l’écurie en lui donnant son nom et, malgré ce revers, Brawn GP remportait l’année suivante les titres pilote et constructeur.


Ce n’est qu’un résumé d’une carrière qui compte plus de succès que d’échecs. Ainsi, Brawn a les moyens de satisfaire ses envies, mais sa collection de 30 véhicules ne s’est pas constituée en un clin d’œil. Pour lui, c’est plus une accumulation : “J’achète les voitures que j’aime, qui m’intéressent. Je suppose que j’ai des goûts éclectiques, et certains choix peuvent sembler curieux.

Gros compteurs Veglia en face du pilote.

“TOUT A COMMENCÉ AVEC CE MESSAGE:
“VOULEZ-VOUS LA MEILLEURE 250GT
CHÂSSIS COURT DU MONDE?”

En fait, j’ai eu dans les années 1970 de nombreuses voitures qui sont aujourd’hui considérées comme de collection : une Lotus Seven, une Elan etc. Plus jeune, je m’extasiais devant des voitures comme les Jaguar Type E. J’étais rempli de rêves, mais ce n’est que dans les années 1980 que j’ai eu les moyens d’acheter quelque chose d’intéressant. Ma première ancienne a été une Jaguar Mk2 3,8 litres que j’ai achetée quand j’étais impliqué dans le programme de compétition de la marque. XK Engineering m’a trouvé un bel exemplaire et, plus tard, une Type E Série 1 coupé. Je les ai toujours. Quand ma carrière a évolué, j’ai pu commencer à acquérir des voitures qui étaient jusque-là hors d’atteinte. Mon premier achat important a été une Ferrari 275 GTB/4 que j’ai achetée dans les années 1990, quand il y a eu une accalmie sur le marché.”


L’acquisition de la Ferrari “2119GT” bleue est une tout autre histoire : “La 250 GT châssis court était un rêve ambitieux. J’avais déjà une version route ex-Eric Clapton à carrosserie en aluminium. En fait, je l’ai toujours et je ne cherchais pas à en acheter une autre. Tout a commencé quand j’ai reçu un message énigmatique de Jeremy Cottingham, de DK Engineering, disant : “Voulez-vous acheter la meilleure 250
GT châssis court du monde?” En fait, je croyais qu’il faisait allusion à la voiture victorieuse au Tourist Trophy 1961 et qui appartient à Clive Beecham. Mais dans les messages qui ont suivi, je me suis rendu compte qu’il parlait de la 250 GT ex-Rob Walker. Je me suis plongé dans son histoire et cela m’a passionné. Nous avons ainsi échangé pendant quelques jours, et puis les choses sont devenues sérieuses.

Mesurant 1,88 m, Ross Brawn passe tout juste dans
l’habitacle de la 250 GT châssis court.

Il est apparu que Neil Corner, qui possédait la voiture, souhaitait qu’elle reste en Angleterre et, après discussion avec Jeremy, il a concédé que je pouvais constituer un propriétaire adéquat. Les négociations ont commencé et se sont poursuivies pendant mon voyage à Austin (Texas) pour le Grand Prix des États-Unis, en novembre 2012. Je répondais au téléphone à des moments peu opportuns, tout le week-end de la course. De retour en Angleterre, je suis allé voir la voiture, ce qui était assez émouvant. Bob Houghton l’a
inspectée pour me donner une deuxième opinion. J’ai pris une profonde inspiration et je l’ai achetée. Je n’ai pas pu résister.”


Et pourquoi cette Ferrari en particulier? “Ce n’est sans doute pas le meilleur terme, mais cette voiture a une certaine aura. Elle a quelque chose d’atypique car elle a couru abondamment pendant deux ans, avec Stirling et Mike Parkes comme pilotes [ce dernier engagé par Tommy Sopwith], et c’est tout. Il n’y a pas eu de détérioration progressive. Elle n’a pas terminé endommagée dans des courses de clubs, ni modifiée. En
plus de cela, comme la plupart des amateurs, je connaissais les exploits de Stirling Moss. Lui et son épouse sont de bons amis, et je pense qu’une partie de son charisme a déteint sur cette voiture. Mais en plus, j’ai eu beaucoup de plaisir à me plonger dans son histoire.”

Ses recherches sur le passé de la Ferrari ont amené Brawn à collaborer avec Doug Nye sur le livre The Autobiography of 2119GT : “Je connais Philip Porter [historien Jaguar] depuis longtemps. Il m’a interviewé plusieurs fois à propos de mon implication dans le programme Jaguar Groupe C. Au cours d’un entretien, Philip m’a parlé de la collection d’ouvrages Great Cars. L’idée a commencé à germer et a débouché sur le livre. J’ai été vraiment ravi que Doug accepte de l’écrire. J’aime son style de journalisme et j’admire l’étendue de ses connaissances. Si vous voulez savoir quelque chose sur l’histoire du sport automobile, Doug aura probablement la réponse. En plus, il sait très bien raconter les histoires.”

Une 300 SL Papillon côtoie un Pinzgauer de l’armée suisse.

Poursuivant sur le même thème, il ajoute : “Doug a réussi à me faire écrire des choses que je ne soupçonnais pas. Il m’a demandé de rédiger quelques chapitres, et l’un d’eux évoquait la façon dont la voiture aurait pu être conçue si la technologie moderne avait été disponible. Cela m’a fait réfléchir sur ce que nous considérons aujourd’hui comme normal en termes de processus de conception. Grâce à l’acquisition de données, aux outils de simulation et autres techniques, nous avons accès à des informations beaucoup plus nombreuses qu’alors. Même au début de ma carrière en compétition automobile, ce genre de chose était empirique et intuitif. Pour cette raison, les individus qui avaient des connaissances et de l’expérience étaient très précieux. Ils avaient déjà fait des erreurs qui les avaient fait progresser; ils ressentaient dans quelle direction il fallait se diriger. Avec un programme expérimental (essayer quelque chose, et si ça ne marche pas alors essayer autre chose), ils trouvaient des solutions. Bien sûr, ce procédé est assez rudimentaire car des gains potentiels peuvent être ignorés en chemin.


J’ai trouvé cette grande comparaison extrêmement captivante. Il y a eu un pas de géant en termes d’acquisition de données, par rapport à cette époque. Je me souviens comment les choses se passaient dans les années 1970, quand j’ai commencé à concevoir des voitures de course. J’ai longtemps travaillé sous l’autorité de Patrick Head, chez Williams, et nous faisions de notre mieux avec les informations dont nous disposions, tout en étant conscients de travailler avec de nombreuses lacunes. Nous passions notre
temps à essayer de compléter les informations.

Brawn aime la 250 GT châssis court autant
pour sa ligne sublime que son passé en course.

“LA PLUPART DE CES VOITURES SIGNIFIENT
POUR MOI QUELQUE CHOSE AU NIVEAU
PERSONNEL »

Dans le livre, je raconte l’histoire de la conception d’un enregistreur mécanique à six pistes dans les années 1970. Il comportait deux rouleaux avec du papier paraffiné et des stylets reliés par des câbles aux quatre suspensions et aux jupes. Un élément clé du succès de Williams à cette époque est que, par rapport à nos concurrents, nous avions une meilleure compréhension de ce que la voiture faisait; comment la suspension se comportait et comment les jupes réagissaient. Ferrari n’avait rien de tel, il y a 50 ans, et pourtant la 250 GT châssis court fonctionnait. C’était le point culminant de l’expérience accumulée avec les versions précédentes de Ferrari 250. Et en plus de ses qualités routières, elle reste
une des plus belles voitures jamais fabriquées. Sur la forme, il n’y a rien à reprendre.”

Bien que n’étant pas amateur inconditionnel
de Porsche, il adore la RS 2.7.

Sur ces mots, Brawn glisse ses 1,88 m dans l’habitacle de la voiture et démarre le V12 de 3 litres. “Il fait un bruit tellement fabuleux,” dit-il. Pendant que le moteur chauffe, nous avons le temps de jeter un coup d’œil sur les voitures garées à côté, dont une fantastique Invicta Type S 1931 et une Porsche 911 Carrera 2.7 RS Touring : “Je m’intéresse de plus en plus aux voitures d’avant-guerre. Cette Invicta appartenait à un ami et je la connais depuis longtemps. Je ne suis pas un grand fan de Porsche, mais j’adore la RS. Je suis ami avec John Watson (nous allons à la pêche ensemble) et il en possède une depuis sa première saison de Formule 1 [pour Hexagon] en 1974. J’ai essayé d’acheter sa voiture, mais “Wattie” n’a jamais accepté et j’ai donc fait l’acquisition de celle-ci.”


Maintenant que la Ferrari est en température, nous nous rendons vers des entrepôts situés à quelques encablures de son domicile. À l’intérieur, ce que nous voyons déclenche un nouveau jeu : deviner la voiture à la forme prise par la bâche qui la couvre, avec des machines aussi variées qu’une Morgan Super Sports 1938 à moteur Jap ou une Brawn BGP 001 de 2009. Avant de remarquer les Ferrari 250 GTE, 288
GTO, F40 et même un Pinzgauer: “Mario Illien [célèbre concepteur de moteurs] est un grand ami et il avait un Pinzgauer chez lui en Suisse. Il m’a informé que l’armée suisse en vendait, et j’en ai acheté un.

Monoplace Brawn BGP 001 F1 de 2009.

La plupart des voitures qui sont ici signifient pour moi quelque chose au niveau personnel. J’ai toujours aimé les AC, ce qui explique la présence de cette Ace à moteur Ford-Ruddspeed. C’est l’ancienne voiture de Betty Haig. J’ai aussi une Cobra 289 MkII 1964 qui, je trouve, est beaucoup plus séduisante que la 427. Elle a aussi un gros V8, mais dans une carrosserie beaucoup plus jolie.”


Et nous découvrons les Mercedes 300 SL : “J’ai acheté le roadster il y a longtemps. Le coupé Papillon appartenait à Stuart Graham, dont la fille travaillait pour moi dans l’équipe Mercedes F1. La plupart des mes voitures ont un rapport avec des gens que j’ai connus. En général, je me familiarise avec une voiture longtemps avant d’en faire l’acquisition.”


Exception à cette règle, une Wilson-Pilcher 1904 achetée aux enchères et avec laquelle il a pris part au rallye Londres-Brighton : “Nous avons terminé de justesse l’an dernier. Le volant-moteur est tombé ! Maintenant que j’ai plus de temps libre, j’aimerais prendre part à des évènements plus nombreux. J’aimerais vraiment faire quelque chose avec l’Invicta, peut-être un voyage en Europe.”

Et existe-t-il un risque de le voir courir sur circuit avec la 250 GT châssis court ? “J’ai participé à plusieurs évènements à Goodwood, avec plaisir. J’ai aussi été à la CarFest, où des places de passager sont vendues à titre caritatif. Mais pour ce qui est de la compétition, je ne suis pas un pilote particulièrement rapide et je ne m’y frotte pas. Cette voiture a couru à son époque avec des pilotes qui étaient bien plus talentueux que moi, et je serais horrifié de perdre l’originalité de la voiture dans un accident. Le monde des courses historiques a changé, et c’est devenu très sérieux. Avec le nombre de répliques, “continuations” ou autres,
je ne me sentirais pas vraiment à l’aise de tourner avec le poids de l’histoire sur les épaules. Mais j’aime prendre part à des rallyes plus tranquilles. La voiture a besoin de rouler et je souhaite que les gens la voient.” Une chose est sure : ses automobiles sont en très bonnes mains.

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