La Type E Fantôme

Disparue depuis 30 ans

Classic and Sports Car / Tony Baker

La Type E “Ghost” (“fantôme”) est enfin sortie l’ombre. Paul Hardiman raconte l’histoire de la seule Série 3 2+2 à moteur 4,2 litres et conduite à gauche produite par Jaguar.

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C’est étrange. Il s’agit bien d’une Type E Série 3, plus confortable, avec direction assistée, mais elle cache une surprise. Au lieu de la douceur de turbine et du silence du V12 en aluminium, elle délivre la clameur plus rauque de l’ancienne version : le capot dissimule en effet un six-cylindres XK. Quel est donc ce mystère ?


Quand Jaguar a modifié et modernisé la TypeE pour qu’elle puisse recevoir le nouveau V12 de 5,3 litres, quelques voitures d’essai ont été équipées du six-cylindres en ligne repris de la Série 2. Une demi douzaine aurait été fabriquée à partir de 1969, mais les deux premières étaient des S2 modifiées. Toutefois, celle-ci affiche le châssis n° 1… bien qu’elle n’ait vu le jour qu’en août 1971. C’est la fameuse Type E “Ghost”, l’unique S3 2+2 à conduite à gauche et moteur 4,2 litres. Et au lieu de s’être perdue aux États-Unis comme le suggère l’autocollant de pare-brise du New Jersey (1986), elle est restée cachée dans la campagne anglaise pendant ces 30 dernières années.


En plus de son allure plus lourde, avec extensions ailes et grosse calandre pour favoriser le flux d’air vers un gros radiateur, la Série 3 recevait un nouveau berceau avant capable d’accueillir le V12 à 60°, des freins plus gros et affichait des voies plus larges. Comme le nouveau moteur représentait une sorte de saut dans l’inconnu et que le bloc XK était très apprécié (cinq victoires au Mans, toute de même…), Jaguar a fait en sorte que la S3 puisse recevoir les deux moteurs.


Bien que ce modèle ne soit jamais apparu dans la gamme officielle, Jaguar a imprimé des catalogues montrant un moteur six-cylindres sous une photo du V12. Cette version a peut-être été envisagée comme une option moins chère, ou une protection contre les potentielles réclamations sous garantie. Tout comme le moteur XK en 1948, le V12 était “dégrossi” dans la version sportive avant d’équiper en 1972 la berline XJ12, plus diffusée.

La console centrale un peu improvisée,
comme sur une voiture d’essai
.

Depuis son retour des États-Unis peu après 1986, cette voiture a fait partie de la collection du
producteur de musique Pete Waterman. Selon le
Jaguar Heritage Trust, la première S3 2+2 conduite à gauche correspond au châssis 1S70001 (datant de 1970) avec carrosserie numéro 4S50001. La voiture de ces pages est 1W70001, carrosserie 4W50001, datée d’août 1971, première S3 2+2 conduite à gauche 4,2 litres. Si la voiture avait été vue en public ces 30 dernières années, la légendaire Type E “Ghost” perdue de vue ne serait pas un mystère.


La maison de ventes aux enchères H & H a effectué quelques recherches avant de proposer la voiture à la vente, et nous pouvons éclaircir certaines zones d’ombre. Une lettre publiée dans Jaguar Driver de décembre 1980, signée du propriétaire d’alors, James Johnson, de New York, donne quelques précisions: « La voiture est en état d’origine superbe à part une peinture, des moquettes et un échappement neufs, que j’ai dû restaurer. J’ai gagné le deuxième et le troisième prix au concours Empire Division du Jaguar Club. Les seuls travaux nécessaires concernent la finition du moteur. Après avoir acheté la voiture, je me suis intéressé à son histoire car elle me semblait extrêmement rare. J’ai écrit à Bob Lewis, chez Jaguar Service (Radford), qui a répondu via Cindt Greico, de Jaguar Rover Triumph (JRT) à Leonia (New Jersey). Il semble que sa réponse soit tombée sous les yeux de Graham W Gardener, directeur technique chez JRT, qui m’a écrit personnellement.

Pour commencer, Bob Lewis a confirmé que cette voiture correspondait à ce que je pensais. M. Gardener
m’a indiqué qu’il s’agit de la Série 3 six-cylindres importée par JRT Leonia, utilisée pour obtenir l’homologation du moteur 4,2 litres pour 1971. De plus, elle comporte un compresseur de climatisation York, au lieu du Delco-Air, ce qui est unique. J’ai fini par téléphoner à M. Gardener qui m’a confirmé avoir
vendu la voiture à 10 000 miles environ à un vendeur de voitures d’occasion de New York. Là, quelqu’un l’a acheté, a encore roulé 17 000 miles avant son décès, léguant la voiture à son épouse. Celle-ci, peu intéressée par les voitures, l’a enveloppée dans du plastique et laissée dans son garage pendant cinq ans. Elle a entretemps rencontré un gentleman et, quand il lui a proposé de déménager dans un autre État, elle m’a vendu la voiture. Malheureusement, la peinture s’est détachée avec le plastique quand elle l’a retiré. »

Echappement à deux sorties au lieu des quatre du V12 ; selon le
certificat, c’était une automatique mais rien ne le confirme.

 » AU LIEU DE SE PERDRE AUX ÉTATS-UNIS, ELLE
EST RESTÉE CACHÉE PENDANT 30 ANS DANS
LA CAMPAGNE ANGLAISE “

Avant d’être vendue au marchand de voitures d’occasion, cette Jaguar aurait été utilisée par une dame appartenant à la famille Whitehead. Graham W. Whitehead a été président de Jaguar Cars North America pendant de longues années et son implication pourrait expliquer que la voiture ait reçu une immatriculation très personnalisée, du New Jersey, “JAG UR”, qui l’accompagne encore. Selon H & H, elle a été achetée à James Johnson par Godfrey Miller, passionné de la marque, qui l’a cédée à Guy Black, de Lynx.


« Je pense que Pete Waterman s’y est intéressé car c’était le châssis 1, indique Simon Hope, directeur de H & H. On le connaît comme passionné de chemins de fer, mais il possédait alors 37 Jaguar et il l’a juste garée à l’abri et oubliée. » Il y a trois ans, la 2+2 a été repeinte pour la deuxième fois, dans le Pearl Grey qu’elle affichait en rentrant des États-Unis, et a été remise en route par Area 51 Engineering, avec un réservoir et une pompe neufs. Ensuite, Waterman l’aurait sortie une fois pour se rendre au restaurant et ne l’aurait plus utilisée.


Dave Woods, de XK Engineering, a inspecté la voiture et confirmé que la structure correspond à une Série 3, avec des différences de détail. Vous ne verrez le badge 4.2 à l’arrière, sous la prise d’air, sur aucune autre S3 et les supports moteur sont plutôt artisanaux. Comme le dit Woods, qui a travaillé au département expérimental, « ils ont fait quelque chose qui leur convenait. »

L’échappement à double sortie est différent de la version V12. La voiture comporte les conduites de refroidissement apparaissant sur la photo de catalogue évoquée plus haut, reliées au grand radiateur de la V12, avec deux ventilateurs comme sur les S2 et S3. La courroie d’entraînement du compresseur de climatisation et d’alternateur a une configuration compliquée avec une poulie folle, et il y a une grosse résistance à gauche de l’auvent, dans un flux d’air, sans doute pour le ventilateur de chauffage. Celui-ci est placé au-dessus des jambes du passager, relié à des bouches d’aération rudimentaires.

Un moteur inhabituel sous un capot de S3.

“DE NOS JOURS, LES VOITURES D’ESSAIS SONT DÉTRUITES
MAIS À L’ÉPOQUE LE CONSTRUCTEUR POUVAIT
EN TIRER PROFIT »

La console centrale, pour l’autoradio, semble encore plus artisanale et le boîtier fixé sur le côté paraît d’abord prometteur, comme un système d’allumage électronique, mais ne se révèle qu’un simple amplificateur et les haut-parleurs sont posés derrière la banquette arrière. La sellerie en cuir semble trop belle pour être d’origine, d’autant qu’elle habille tout l’ensemble alors que le dos de la banquette arrière était, à l’époque, en vinyle.


Les gros compteurs viennent d’une S2, mais les petits instruments d’une S3 : le manomètre de pression d’huile monte jusqu’à 80 psi, au lieu de 60 sur les S1 et S2, et paraît donc surdimensionné pour les 40 psi habituels du six-cylindres. Le compteur de vitesses est gradué jusqu’à 160 mph, comme sur une S2, et le
compte-tours correspond au moteur 4,2 litres avec une zone rouge à 5 000 tr/mn (au lieu de 5 500 pour le 3,8 litres et 6 500 pour le V12).


Le moteur lui-même est, selon son numéro, une version à taux de compression de 9: 1 (les Type E américaines avaient des pistons 8:1) et la culasse présente une série de mystérieux orifices bouchés, peut-être destinés à un système d’injection d’air. Il y a quelques conduites supplémentaires à droite des carburateurs, avec de belles soudures sur l’aluminium. Les deux Stromberg et la boîte à air sont tels qu’ils apparaissent sur la brochure.


Le “Production Record Trace Certificate” ne donne pas de date de production mais confirme que cette 2+2 est sortie couleur Warwick Grey avec sellerie rouge, fabriquée pour le département expérimental de Jaguar Cars Ltd. Il précise que « ce véhicule a été ensuite envoyé à British Leyland, New York, pour participer à des tests de pollution moteur. »

Inscription “4.2” sur le couvercle de coffre.

Le certificat la mentionne comme une automatique mais, selon Woods, rien n’indique qu’elle ait jamais reçu autre chose qu’une boîte manuelle. Le numéro de boîte, sur la plaque de châssis, est 14441, mais le certificat mentionne par erreur 1441.


C’est donc une version unique, confirmée par Jaguar. De nos jours, les voitures d’essais sont détruites mais à l’époque le constructeur pouvait en tirer profit. Sans doute a-t-elle été sauvée parce qu’elle était aux États-Unis quand Jaguar n’en a plus eu besoin. À Browns Lane vous pouvez imaginer que ses composants auraient été recyclés dans d’autres projets, officiels ou non.


Telle qu’elle se présente aujourd’hui, elle est parfaitement utilisable et tout fonctionne. La commande de vitesses est plutôt dure et le pneu avant droit frotte contre le passage de roue quand la voiture se penche en virage — ce qu’elle fait généreusement, comme toutes les S3, en plus de la direction assistée très réversible rappelant les premières Mustang. Mais le six-cylindres accélère presque aussi énergiquement que le V12, tout en présentant une personnalité plus sportive. En 1971, Jaguar était plus réaliste en matière de chiffres de puissance et de performances que lors du lancement de la Type E, 10 ans plus tôt. Le constructeur annonçait seulement 217 km/h en pointe pour la version V12, quelle qu’ait été la vitesse à laquelle la première Type E s’était rendue à Genève la nuit précédant la présentation en 1961. Une puissance de 272 ch était d’abord attribuée au moteur V12, pour passer ensuite à 254 ch, et un moteur 4.2 litres S2 à carburateurs Stromberg développait un peu plus de 200 ch, même si le 3,8 litres de la Type E de Genève avait pu fugitivement atteindre 265 ch au banc. Jaguar annonçait 8 secondes de 0 à 100 km/h pour la V12, alors qu’une S2 2+2 4,2 litres était plus lente d’un peu moins d’une seconde.


H & H a proposé en novembre dernier cette Type E aux enchères pour le compte de Waterman, sans prix de réserve, avec une estimation de 85-110 000 €, environ la valeur d’une belle V12. Après un duel rapide entre deux enchérisseurs, elle s’est vendue 94 750 € frais compris. Sachant qu’elle est plus rare qu’une Lightweight, je pensais qu’elle aurait pu se vendre plus cher mais le marché l’évalue clairement comme une V12, avec une petite prime de rareté. Ce qui laisse entendre qu’elle aurait pu rencontrer le succès…

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