
Oubliez les séduisants coupés et cabriolets Aurelia : pour Martin Buckley, c’est la berline la version la plus intéressante, celle qui est à l’origine de cette gamme célèbre et raffinée.
Affirmer que les meilleures Lancia sont les berlines de la marque n’est pas très original. Ceux qui connaissent bien ce constructeur le savent depuis longtemps. Le problème est que, quand il s’agit de voitures anciennes, la vanité humaine tend à prendre le pas sur l’objectivité de l’analyse. C’est pourquoi le raffinement, la subtilité et la sophistication de cette élégante Aurelia B12 (la dernière et sans doute la meilleure des berlines Aurelia) passera toujours au second plan, derrière le prestige des modèles les plus admirés. Je ne dis pas que le coupé B20 et le spider B24 ne méritent pas leur statut : ils affichent la réputation, les performances et la beauté qui flattent n’importe quel conducteur. Pourtant, il est difficile de comprendre pourquoi, à côté de l’aura dont bénéficient ces versions deux portes, la berline reste à ce point dans l’ombre.
Il y a presque 70 ans la nouvelle Aurelia, lancée en 1950 sous la forme de la B10 (1 754 cm3), affichait le nec plus ultra de la technologie en matière de voitures de tourisme. Alors que d’autres constructeurs se battaient pour préserver leur réputation d’avant-guerre, Lancia donnait à sa marque le panache d’un nouveau modèle conçu sans compromis.

Cette voiture bénéficiait du premier moteur V6 en série du monde, mais aussi d’une suspension arrière à bras semi-tirés (une autre première), de freins arrière accolés à une boîte-pont pour donner à cette berline spacieuse un bon équilibre dynamique.
Remplacer l’Aprilia n’était pas une tâche facile, mais l’Aurelia respectait la tradition de la marque avec une suspension avant coulissante, une carrosserie monocoque sans montant central et des portes s’ouvrant “en armoire”. Quand les derniers exemplaires sortaient d’usine, en 1955, Lancia avait décliné le thème V6/boîte-pont sur 20 versions différentes si vous incluez les coupés, spiders et dérivés de la berline d’origine (voir encadré). Mais la B12, présentée en 1954, est généralement considérée comme la meilleure de toutes.
Il s’agissait de la berline de deuxième génération, contemporaine techniquement de la B20 de quatrième série, c’est-à-dire dotée d’un essieu arrière De Dion avec ressorts semi-elliptiques et barre Panhard. Le V6 de 2 266 cm3 et 87 ch comportait un nouveau bloc en aluminium et des caractéristiques plus modernes comme des filtres à air avec élément de papier et des coussinets minces plutôt que les anciens en régule. Certains détails permettent de reconnaître ces versions tardives, comme des vitres de sécurité teintées
(une première sur une berline européenne), des déflecteurs avant et des phares additionnels rectangulaires. Les yeux les plus entraînés pourront repérer la ligne d’aile avant moins bulbeuse et
la lunette arrière plus grande. Vous constaterez aussi que la B12 est démunie des verres de phares à découpe particulière des versions précédentes.

la tenue de route est excellente.
“LANCIA DONNAIT À SA MARQUE LE PANACHE D’UN
NOUVEAU MODÈLE CONÇU SANS COMPROMIS”
Adrian Rudler, qui a possédé presque tous les types d’Aurelia, est arrivé il y a quelque temps à la conclusion que la B12 était celle qu’il lui fallait. Le problème était d’en trouver une. « J’ai cherché pendant 18 mois, précise-t-il, et j’en ai manqué une de justesse en Italie. J’avais presque abandonné quand Martin Cliffe, d’Omicron, m’en a indiqué une qui serait peut-être à vendre. En plus, elle était à 40 km de chez moi!»
Mieux encore, cette voiture est celle essayée par Maurice Smith dans le numéro du 27 juillet 1956 de The Autocar. En fait, le magazine avait déjà effectué une présentation détaillée d’un exemplaire identique en avril 1955. Pour la prise en mains de Smith, la voiture avait été photographiée à Taggs Island près de Hampton Court (banlieue ouest de Londres) où il y avait encore un hôtel appelé The Casino. Au prix de 2 326 £ (2 293 000 francs dans l’Hexagone, où une Frégate Amiral toit ouvrant valait 870000 francs), cette Aurelia faisait partie de la poignée vendue en Angleterre par l’intermédiaire du concessionnaire Alperton et, au moment de la publication, n’était déjà plus du dernier cri.
Quelque 2400 B12 ont été produites et celle-ci, immatriculée en décembre 1955, fait partie des dernières. Les archives usine montrent qu’elle est sortie entre juin et septembre, le rythme de fabrication n’ayant alors rien d’effréné. À cette époque le grand Vittorio Jano, concepteur de l’Aurelia, avait laissé place à un jeune et brillant ingénieur, le professeur Antonio Fessia et, à Turin, les esprits étaient déjà tournés vers le modèle suivant, toujours doté du V6 mais dans une présentation plus en vogue, la Flaminia de 1957.
Lancia (Angleterre) a vendu la présente voiture en 1957 à George Roberts Engineers, qui l’a gardée jusqu’en 1964. Elle a été alors cédée à un agent immobilier du nom de Nelson Masters puis, en 1971, affichant alors 115000 km au compteur, au Dr David Lèche. Il l’a utilisée jusqu’en 1975 avant de la remiser, puis de la remettre en état 10 ans plus tard. Quand Omicron a déposé le moteur, au milieu des années 1980, il présentait peu d’usure. Il a fallu attendre encore 10 ans pour qu’elle soit complètement démontée mais, même là, la corrosion était limitée aux ailes avant et au panneau arrière. Les portes et le capot n’ont même pas eu besoin d’être refaits et la peinture aubergine qui les recouvre est encore d’origine. La voiture a repris la route en 2005, mais l’historique des contrôles techniques montre que Lèche ne l’utilisait pratiquement que pour l’emmener audit contrôle.

Aujourd’hui, la voiture est dans le garage de la famille Rudler (à côté d’un tracteur Lamborghini des années 1960), prête pour toute balade. Elle a
pris part au “Sliding Pillar Rally” au printemps et a remporté sa catégorie à la rencontre annuelle du Lancia Motor Club, en juillet. Comme en 1956, ses jantes beiges en tôle emboutie avec enjoliveur bombé sont chaussées de pneus Michelin X. Ces détails sont aussi typiques de Lancia que la présentation de la baie moteur, les cache-culbuteurs en noir vermiculé, le carter aileté en alliage ou le radiateur à volets thermostatiques qui peut être vidangé facilement par un simple robinet. Même le réseau électrique est magnifiquement installé, avec un jeu complet de fusibles au lieu des spaghettis italiens traditionnels.
L’austère dignité de la carrosserie trouve son parfait pendant à l’intérieur, qui comporte tout ce que vous pouviez attendre pour ce prix (sièges inclinables, accoudoirs, chauffage), mais sans fioriture inutile. La finition est soignée, avec un accélérateur à main, un voyant lumineux de starter et une manivelle de porte repliable pour ne pas gêner le genou du conducteur. L’habitacle est très spacieux, avec un très discret tunnel de transmission et l’accès est facile grâce à la vaste ouverture des portes, qui se verrouillent sur le plancher et le toit. Le tissu beige West of England est bien préservé grâce à 60 ans passés sous des housses “Regency” probablement installées après la vente de la voiture en 1957. Rudler les a soigneusement enlevées, mais il a protégé les moquettes arrière et tapis de caoutchouc avant avec des éléments en coco.
Au volant, vous avez devant les yeux un capot court avec une visibilité un peu gênée par de gros montants. Sur la B12, le tableau de bord un peu tape-à-l’œil des versions précédentes, avec leur
volant crème fantaisiste et leurs instruments blancs, a été remplacé par un ensemble plus sobre, assez proche de la future Flaminia berline. La voiture est dépourvue de compte-tours mais comporte des manomètres olio et benzina, ainsi que la série habituelle d’interrupteurs non identifiés pour l’éclairage et les essuie-glaces.

Pour mettre en route, il faut tourner la clé et l’enfoncer. Les six cylindres répondent immédiatement présents et vous permettent de démarrer avec une note moelleuse et sophistiquée, bien que ce moteur ne présente pas tout à fait la douceur d’un six-cylindres en ligne. Le levier de vitesses au volant semble laborieux mais il offre un maniement rapide et positif, alors que la direction (qui, contrairement à ce que l’on pourrait croire avec quatre tours d’une butée à l’autre, n’est pas trop démultipliée) se montre fluide et précise alors que se révèlent les traits de caractère de l’Aurelia : supériorité distante, douceur mécanique, comportement subtilement
détaché qui paraît ferme à basse vitesse mais se montre étonnamment accommodant sur les inégalités parcourues plus rapidement.
Avec 1250 kg répartis également entre l’avant et l’arrière, la B12 ne voit pas sa direction s’alourdir ni son train arrière se dérober, et elle reste
remarquablement neutre. Avec une vitesse de pointe de 155 km/h et une accélération de 0 à 100 km/h en 17 s, ce n’était pas un foudre de guerre, même pour 1955. Elle était faite pour rendre faciles les voyages dans un monde qui n’offrait encore que peu d’autoroutes et dont les déplacements comportaient montées, descentes et dangers inattendus. Avec son couple généreux et sa démultiplication longue, l’Aurelia peut
monter à 125 km/h en troisième, puis y rester tranquillement en quatrième. Le V6 est souple et onctueux, mais il faut solliciter la boîte devitesses pour en tirer le meilleur parti. L’embrayage n’est pas lourd et le levier au volant devient plus agréable à l’usage. Cette voiture donne une impression de précision qui encourage à la conduire correctement.
J’espère avoir été à la hauteur de cette automobile. Rudler l’est évidemment; il a acheté cette Lancia pour un prix qui dépassait son budget initial mais ne le regrette pas une seconde. C’est un exemplaire spécial d’une voiture spéciale : pas seulement l’une des meilleures Lancia, mais l’une des meilleures berlines de son époque.
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