
Une technique venue des États-Unis et la prémonition du jeune Jean Bugatti ont permis à la célèbre marque de faire sérieusement progresser ses moteurs au début des années 1930. Mick Walsh prend le volant d’une Type 51 de course et d’une Type 55, sa cousine en habit de route.
L’histoire de l’automobile connaît peu d’associations père et fils aussi fructueuses que celle de Bugatti. Jean n’avait pas le talent multiforme de son père Ettore, mais il a clairement gagné un sens naturel de l’esthétique et de la mécanique en grandissant dans les ateliers et bureaux d’études du constructeur. Bien qu’il n’ait pas bénéficié d’une formation technique formelle et que son père se soit entêté dans ses conceptions, Jean n’a cessé d’encourager les idées nouvelles, même si elles venaient d’ailleurs.
Cette approche instinctive s’est traduite par l’adoption de la technique de distribution à double ACT pour les Bugatti de course et de route. Jean aurait eu une influence déterminante dans l’achat de deux Miller 91 de course à traction avant auprès de Leon Duray, pour que Bugatti puisse avoir accès à ces superbes moteurs double arbre. On raconte qu’Ettore aurait contesté l’idée, mais l’arrivée de la puissante Alfa Romeo 8C de Vittorio Jano a achevé de convaincre Molsheim. Il fallait que la Type 35 B gagne de la puissance. Duray avait pris part au Grand Prix de Monza 1929 où ses machines de 1,5 litre s’étaient montrées rapides mais peu fiables : l’une connaissait un bris de moteur, l’autre de transmission. Fauché et déçu, Duray, alias le « Diable noir » (son vrai nom était George Stewart et il venait de Cleveland, Ohio) était un personnage démonstratif, à l’affût de la réussite. La proposition de Bugatti était tentante : il pouvait rentrer à Hollywood avec trois Bugatti 43, échangées contre ses deux Miller de course.

À l’époque, les Miller sont déjà dépassées, mais ce qui intéresse Jean est leur splendide huit cylindres en ligne avec compresseur centrifuge. Cette architecture est la plus efficace du moment et le banc d’essai de Molsheim ne tarde pas à confirmer une puissance de 200 ch, jusqu’à l’explosion d’un compresseur. C’est presque le double de la puissance au litre des Bugatti.
Le premier moteur Bugatti double arbre a été dévoilé en 1930, pas dans une voiture de Grand Prix, mais dans la Type 50 de 4,9 litres. Les dates
confirment la réticence d’Ettore à faire évoluer la Type 35 B/C, sa meilleure voiture, car elle est encore compétitive en 1930, remportant la
victoire à Monaco, Spa et Pau. Il est aussi possible que son amour-propre n’ait pas accepté d’arriver sur un circuit avec une nouvelle version double arbre juste après l’apparition des Miller en Europe ; sur une voiture de route, les liens sont
moins évidents. C’est peut-être ce même amour-propre qui l’a aussi poussé à s’inspirer Outre-Atlantique : les moteurs Peugeot et Ballot double ACT sont géographiquement trop proches.
Au départ, Bugatti a suivi la formule Miller de deux blocs de quatre-cylindres, mais s’est rapidement heurté à des problèmes de surchauffe. Selon Hugh Conway, spécialiste de la marque, Bugatti n’a alors pas une grande maîtrise des règles thermodynamiques régissant une culasse et une chambre de combustion. Si bien que pour son moteur de Grand Prix, il adopte le bas-moteur de la 35 B, avec son excellent vilebrequin à rouleaux, et copie la culasse Miller. Il en résulte un moteur qui ressemble beaucoup à celui qui l’a inspiré, avec des poussoirs en godet et des puits de bougies. Le bloc est d’une seule pièce et l’entraînement des arbres à cames comporte un arbre vertical (comme les Type 35) rejoignant la cascade
de pignons du moteur Miller. Ses deux soupapes inclinées permettent un rendement bien meilleur que les trois soupapes verticales de la 35 et, équipé d’un compresseur type Roots, le moteur de 2 262 cm3
(même cylindrée que la Type 35 B) développe au banc 187 ch à 5200 tr/mn, la norme de production étant de 170 ch. Il existe une version 1493 cm3, pouvant tourner à 7500 tr/mn, grâce à une course plus courte.
Le moteur double arbre prend place dans un châssis de Type 35 très légèrement modifié, avec deux réservoirs de carburant et une magnéto Scintilla entraînée en bout d’arbre à cames gauche. Comme les dernières Type 35, la Type 51 repose sur les nouvelles jantes d’une seule pièce plus robustes, à fixation centrale. Elle est équipée du radiateur “Miramas” légèrement plus large.

Dévoilée officiellement au Salon de Paris 1930, la Type 51 est essayée sur les routes locales au printemps suivant. Le premier exemplaire est attribué à Louis Chiron, qui pilote pour la marque; lord Howe, fidèle client britannique, reçoit le deuxième et Achille Varzi, le pilote italien, le troisième.
Ce dernier est tellement convaincu que la nouvelle Bugatti allait tout gagner qu’il quitte l’équipe Maserati. D’autres pilotes sont engagés par Bugatti pour la saison, dont William Grover-Williams, Guy Bouriat et Albert Divo. La Type 51 de Varzi (en fait une 35 C convertie et peinte en rouge) est envoyée à Carthage fin avril pour le GP de Tunis, où elle bat les Maserati d’usine de presque 2 minutes après 37 tours du circuit de 12,7 km.

“LE CHÂSSIS EST FERME, PRÉVISIBLE ET SA VIVACITÉ À
ENTRER EN COURBEENCOURAGE À ACCÉLÉRER”
Après des Mille Miglia décevantes avec une Type 50, Bugatti revient dans la course au GP de Monaco. Les positions de départ sont tirées au sort et Chiron se retrouve en milieu de grille. Pas de raison de paniquer : il y a 100 tours pour se rattraper. René Dreyfus, vainqueur en 1930 sur une Bugatti 35 B, part en tête et Chiron remonte progressivement parmi les leaders. Varzi prend le commandement au 10e tour mais au 29e il heurte un trottoir et rentre au stand avec une jante endommagée, avant de repartir en cinquième position. L’imperturbable Chiron tourne comme une horloge et remporte la course avec une avance de 4 minutes devant la Maserati de Luigi Fagioli, suivie de près par Varzi, troisième. Jean Bugatti qui, à 22 ans, a
pris la direction de l’équipe de course avec Meo Costantini (Ettore s’est blessé dans un accident à bord d’une Royale) tombe dans les bras de Chiron!
Les succès de Bugatti se poursuivent avec une victoire de Varzi à Alexandrie devant la nouvelle Alfa 8C pilotée par Tazio Nuvolari. Bien que seul pilote d’usine Bugatti engagé à la Targa Florio, Varzi reste très confiant. Mais suite à des conditions climatiques désastreuses, l’évènement emprunte le circuit de Grande Madonie et parcourt quatre fois ses 150 km. Varzi prend la tête, mais l’installation de garde-boue sur les Alfa Romeo se révèle payante et Varzi, aveuglé par les projections, doit s’incliner au dernier tour devant Nuvolari et termine troisième. Pour son premier championnat d’Europe, la Fédération Internationale adopte une Formule Libre, avec des courses de 10 h pour des biplaces de 900 kg minimum. Cela réclame des équipages de deux pilotes et, bien que la différence entre Louis Chiron, Monégasque urbain de 31 ans, et Varzi, Italien flegmatique, n’aurait pu être plus profonde, leur association allait faire merveille. Par une après-midi brûlante de juin à Montlhéry, ils partagent une 51 pour signer la dernière victoire de Bugatti au GP de France, avec quatre tours d’avance. Bugatti domine aussi la dernière épreuve de 10 h à Spa, Williams et le comte Caberto Conelli terminant devant les Alfa.
La Type 51 est une brillante évolution de la 35, mais les équipes italiennes et allemandes, soutenues par leur gouvernement respectif, vont se révéler trop puissantes pour le constructeur français. Varzi enregistre encore une superbe victoire devant l’Alfa 8C de Nuvolari à Monaco en 1933 et la 51 continue à engranger des succès mineurs entre les mains de pilotes privés, mais la priorité de Molsheim se tourne vers la mise au point de sa Type 57 de tourisme. Toutefois, au cours de la saison 1931, Jean lance un projet de voiture de sport équipée d’un moteur 51 civilisé. La Type 55 pioche parmi une gamme de pièces, dont le châssis plus robuste de la 16-cylindres Type 47 et la boîte de vitesses de la Type 49 (avec un carter spécial). L’ingénieur en chef Joseph Walter est très impliqué dans le projet, mais ce sont les lignes fluides de Jean qui allaient vraiment définir le nouveau roadster. Avec ses moulures, son audacieuse peinture deux-tons et ses ailes élancées, il fait fureur au Salon de Paris 1931 lors de sa présentation.

“AVEC UNE BELLE PASSAGÈRE, EN ROUTE POUR UNE
DESTINATION ENSOLEILLÉE, LA 55 PREND TOUT SON SENS”
Avec ses 130 ch, cette machine de 1 200 kg pouvait atteindre 180 km/h et passer de 0 à 100 km/h en 9,5 s, mais les ventes se montrent décevantes. La crise n’arrange rien, non plus que l’arrivée de la plus puissante, plus légère et plus rapide Alfa 8C-2300. Au total, la production se limite à 38 Type 55, dont 13 sont des roadsters usine du dessin de Jean. Piloter une de ces fabuleuses Bugatti comblerait n’importe quel passionné. Mais prendre le volant des deux est un rêve, et nous avons eu la chance de le réaliser sur une piste privée, en Espagne.
La Type 51 de ces pages porte le numéro de châssis 51 127 et a été commandée par Mme Saquire, de Nice, avant d’être rejointe par un roadster Type 55, châssis 55231. On sait peu de choses de cette femme aisée, visiblement passionnée de la marque. L’usage qu’elle a fait de ces voitures est un mystère, mais j’aime l’imaginer à tombeau ouvert sur les corniches de la Côte d’Azur. Sa Type 51 a été vendue en Italie et s’est retrouvée aux États-Unis après la guerre. Dans les années 1980, elle est arrivée en Angleterre où
Anthony Mayman l’a utilisée en course historique, avec quelques belles bagarres contre la Type 51 de Lord Raglan pilotée par John Venables-Llewellyn. Alimentée au méthanol et équipée d’un différentiel autobloquant, la voiture s’est révélée très rapide. Comme l’a prouvé récemment l’exemplaire noir de Charles Dean, une Type 51 est capable de surpasser sur la piste des voitures beaucoup plus jeunes.
La boîte de vitesses est superbe une fois que vous êtes habitué à la grille inversée et à l’accélérateur central. Sur les sections sinueuses de cette piste étroite, le levier extérieur permet de parfaitement exploiter la réactivité du moteur et l’excellente motricité. Le revêtement impeccable convient aussi aux freins impressionnants, une pression ferme laissant envisager une entrée plus incisive dans les virages en épingle. La voiture freine bien droit mais il faut surveiller les bosses éventuelles car un blocage de roue malencontreux pourrait fausser l’essieu avant. La direction est l’aspect le plus physique de la 51. Elle est peu réversible et il faut donc la remettre en ligne en sortie de virage. Elle est lourde à basse vitesse et quelque 4 heures à Monaco (9 à la Targa Florio!) ont dû réclamer un effort épuisant. Vous êtes assis près du volant et les épaules s’agitent quand vous commencez à enchaîner les courbes. Le châssis est ferme, très prévisible et sa vivacité à entrer en courbe vous encourage à accélérer. Son excellent équilibre rend confiant et vous ne tardez guère à faire glisser la voiture en sortie de virage, le pont autobloquant empêchant les pneus de fumer alors que vous filez d’un point de corde à l’autre. C’est une sensation grisante et le rythme augmente à chaque mouvement et à chaque virage.
Il serait difficile de détecter la différence entre une 35 B et une 51 sur les sections les plus lentes du circuit mais, même avec une alimentation par pompe à essence, la puissance supplémentaire du double arbre se fait sentir dans les longues lignes droites. Il commence à chanter à 4000 tr/mn et vous pouvez vraiment sentir la plus forte accélération à haut régime, quand la piste s’élève légèrement. Une Type 51 peut atteindre 7000 tr/mn dans le feu de l’action, comme l’a montré Geoffrey St John à la poursuite de la Type 59 de Neil Corner, dans la course de Bugatti, en 1986 à Silverstone. Seule la tenue de route supérieure de la plus basse, plus longue et plus large 59 a permis de faire la différence.

Sur le roadster, le pedigree sportif apparaît clairement dès que vous montez à bord, le grand volant bois émergeant d’un auvent usiné. La position de conduite de la Type 55 est très droite, les pieds au fond du châssis et, comme sur la version course, l’accélérateur est au centre. Le réceptacle d’instruments Jaeger se distingue de la disposition plus désordonnée de la 51 et de son
magnéto apparent, mais ne vous laissez pas charmer par cet ensemble séduisant : le conducteur ne manque pas d’occupations. Il y a des boutons pour le réglage des amortisseurs, un levier avance/retard au-dessus des genoux du passager et un robinet d’huile pour le compresseur, qu’il faut tourner tous les 50 km.
Basée aux États-Unis pendant plus de 50 ans entre les mains de Miles Coverdale, cette Type 55 magnifiquement d’origine, châssis 234, a été découverte à Paris en 1954 et fait partie des plus
belles du monde. Le moteur est déjà chaud, donc aucune opération comme l’amorce du système d’alimentation ou la mise en pression d’huile n’est nécessaire. Poussez simplement la clé et les huit cylindres prennent vie immédiatement avec un grondement profond et puissant, souligné par le
sifflement du compresseur et le chant de la pignonnerie.
Après le pur-sang de compétition, la première impression est la suspension plus douce de la 55. Elle encaisse bien les bosses et se montre aussi plus sophistiquée que l’Alfa 8C. Mais le pare-brise bas et rabattable, bien qu’il favorise la ligne, n’offre qu’une protection sommaire. Même avec ma petite taille, j’ai toutes les chances que mon béret s’envole! Les flancs échancrés (il n’y a pas de porte) sont superbes mais vous soumettent aux courants d’air froids. Pas étonnant que des carrossiers comme Figoni aient opté pour une caisse plus haute, avec portes, moins élégante mais plus pratique.
Magnifiquement directe, comme la version course, la direction s’améliore avec la vitesse et se combine à un comportement très équilibré. Seule la boîte est décevante, comparée à celle de la 51. Les changements laborieux, avec un embrayage lourd et une vitesse de mouvement difficile à assimiler, paraissent décalés par rapport à la sportivité de la voiture. Le moteur semble moins vif au-dessous de 4 000 tr/mn, comme s’il souffrait du poids supplémentaire, mais s’exprime mieux en grimpant dans les tours. Après avoir piloté la 51, sa cousine de route est forcément en retrait mais, loin des circuits, avec une belle passagère, en route pour une destination ensoleillée, la 55 prend tout son sens.
Ces deux machines sont extrêmement désirables mais, s’il devait n’en rester qu’une, ce serait la 51. Sa commande de vitesses, son grondement puissant et sa personnalité brute symbolisent toute l’aura des Bugatti de course. Je rêverais de voir arriver une Alfa 8C dans mes rétroviseurs…
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