
Cette Fiat 130 break de chasse a été fabriquée spécialement pour le président du groupe, Gianni Agnelli. Martin Buckley en rappelle l’histoire.
Quand Gianni Agnelli est devenu en 1966 président de Fiat, à l’âge de 45 ans, il avait déjà vécu au moins deux vies. Petit-fils préféré du fondateur de la firme, il avait été préparé à la position suprême mais, après un service militaire pendant la guerre sur le front russe et en Libye, l’héritier avait eu tout le temps de se détendre. Pendant les 20 années qui ont suivi, le jeune Agnelli ne s’est en effet pas privé des plaisirs de la vie. Immensément riche, avec un physique flatteur et un charme auquel aucune femme ne semblait résister, Agnelli était l’archétype du playboy de la jetset. Dans les années 1950, il apparaissait régulièrement dans les pages « potins », souvent accompagné d’une star du grand écran (il aurait eu une liaison avec Rita Hayworth et Anita Ekberg, parmi d’autres), ou en route pour une soirée d’excès sur son yacht ou à la Villa Leopolda, son refuge de la Riviera.
C’était une vie d’hédonisme, mais pas sans risque et certains de ses compagnons de fête ont laissé leur vie au volant de leur voiture de sport, comme Aly Khan (avec une Lancia Flaminia) ou Porfirio Rubirosa (à bord d’un cabriolet Ferrari 250 GT) parmi les plus connus.
Agnelli était sans doute trop bon conducteur pour subir le même sort, mais il n’en est pas passé loin. En 1952, à 31 ans, sa Ferrari a violemment heurté l’arrière d’un camion alors qu’il roulait sur la corniche, au-dessus de Monte-Carlo. Coincé dans la tôle tordue, la jambe droite brisée en plusieurs endroits, on raconte que la principale préoccupation de Gianni fut que la jeune femme qu’il ramenait chez elle soit protégée des objectifs des paparazzis. Il était donc chevaleresque, en plus des nombreuses qualités de celui que l’Italie moderne considère presque comme un saint. Il faut toutefois ajouter qu’il venait apparemment d’être surpris au lit avec ladite passagère, par sa partenaire de longue date Sarah Churchill.

L’accident a touché Agnelli pour la vie (ses voitures ont dû être adaptées à sa jambe abîmée), mais sans jamais affecter son
style, et sans le ralentir. Pas plus d’ailleurs que son mariage, la même année (avec une princesse italienne, bien sûr). À 70 ans, ses aventures extra-conjugales étaient encore légendaires. Mais lorsqu’il a posé pour la première fois les yeux sur cette Fiat 130 Maremma, en 1974, Agnelli a laissé derrière lui son image insouciante. Toujours impeccablement vêtu, avec sa montre au-dessus de la manche, il est alors l’homme d’affaires italien le plus puissant et compte Henry Kissinger et Edward Kennedy
parmi ses amis.
Dans un pays de plus en plus menacé par l’instabilité politique et le terrorisme d’extrême-gauche, son ancien goût pour les Ferrari à carrosserie spéciale (comme sa Superamerica ou la bizarre 365 P à trois places de front) semble déplacé. Agnelli est une personnalité industrielle de premier plan et la cible numéro un des kidnappeurs; une de ses dents cache une capsule de cyanure pour une telle éventualité.
Agnelli conduit vite et ne s’arrête guère aux feux rouges, surtout dans sa ville de Turin, et il n’est jamais immobile assez longtemps pour rester dans la visée d’un sniper. D’après Niki Lauda, être conduit par Gianni a été l’une de ses expériences les plus terrifiantes. Agnelli s’arrangeait pour fausser compagnie à ses gardes du corps et son pauvre chauffeur terminait généralement dans le siège passager, discutant football avec son patron.
Agnelli adorait la discrétion de sa Fiat 125 S bleu foncé (sa berline préférée, dit-on). Mais, à la tête de Fiat, il était un candidat naturel pour une 130 ; peut-être même blindée suite à l’enlèvement de l’ancien président Aldo Moro à l’arrière de sa voiture, en 1978 à Rome. Ce qui est certain, c’est qu’il utilisait une 130 de présérie (dans une teinte rouge cerise non standard), et qu’il possédait la Maremma. Ami proche de Sergio Pininfarina, il est possible qu’Agnelli lui ait suggéré l’idée de la Maremma. C’était le genre de voiture chic qui, pour lui qui appréciait la nage et le ski, évoquait les plages du Cap-Ferrat ou les pistes de St-Moritz.

La Maremma est une conséquence logique du souci de Pininfarina, au début des années 1970, de créer un break de luxe à tendance sportive. Le break Peugeot 504 Riviera avait attiré l’attention au Salon de Paris 1971, mais pas assez pour déclencher une commande, et le triste prototype de 1972 d’une version break de la Fiat 132 mérite à peine d’être mentionné…
Sans aucun doute, la Maremma aurait été une façon élégante d’améliorer la destinée de la 130, voiture accomplie mais peu populaire. Le lancement en 1971 du coupé dessiné chez Pininfarina par Paolo Martin, avec un plus gros V6 de 3,2 litres et un habitacle revu, avait redonné une image positive au modèle. Un
break de chasse pouvait accompagner cet élan de bonne volonté vers une voiture souvent admirée mais rarement achetée. Tirant son nom d’un district de la côte Toscane, la Maremma était présentée à Genève avant de faire la tournée des Salons. Elle apparaissait en couverture de Quattroruote, posant sur une plage de la Côte d’Azur. Le dossier de presse de Pininfarina parlait de l’image “commerciale” du break traditionnel, et de la tentative du carrossier de modifier cette impression avec cette création basse et
élancée, bien loin de l’idée que chacun se faisait d’une voiture utilitaire.
« La ligne de la voiture, précisait le laïus, est allégée par une grande surface vitrée qui offre aux occupants la meilleure visibilité. » Il poursuivait en soulignant le spoiler né des essais en soufflerie, au nom de la stabilité et des remous qui tendaient à salir les vitres arrière. Les panneaux et vitrages étaient identiques au coupé de série jusqu’au montant central, habillé d’une garniture en acier inoxydable. Derrière, la carrosserie était spécifique mais avec les feux et le pare-chocs de série. Ce qui aurait pu devenir un ensemble désordonné se révèle peut-être le break le plus élégant de tous les temps, avec un toit allongé qui se termine sur le spoiler mentionné plus haut. Cette adaptation n’a pas été réalisée par Paolo Martin
mais par un jeune styliste de 26 ans du nom de Lorenzo Ramaciotti, qui n’avait rejoint Pininfarina que deux ans plus tôt et qui allait devenir le directeur du design de Fiat Auto. Lors du Salon de Genève de l’année suivante, Pininfarina présentait l’Opera, version quatre portes du coupé qui est elle aussi attribuée à Ramaciotti, et qui aurait pu remplacer la 130 berline.
Immatriculée le 11 avril 1972, la Maremma a été utilisée par Agnelli pendant trois ans avant qu’il la donne en septembre 1978 à son actuel propriétaire. Puis, à part une apparition au Salon de Padoue de 2005, elle a disparu pendant 35 ans avant d’être exposée en 2013 à Turin à l’exposition “Auto dell’Avvocato”, sur les voitures d’Agnelli. Depuis que ces photos ont été prises, la Maremma a été restaurée, bien que lorsque
nous l’avons vue, la voiture était très saine, en état d’origine et fonctionnait bien. La troisième porte, fabriquée à partir d’un couvercle de coffre de coupé standard, s’ouvre avec des vérins sur une vaste surface de chargement habillée de moquette, avec un seuil assez haut. Les sièges arrière sont bien sûr rabattables, mais le dossier vient d’une seule pièce. Les longues portes facilitent l’accès aux places arrière.

aux grandes portes.
À l’intérieur, le tableau de bord, le ciel de toit et l’élégant aménagement des portes correspondent à ce que l’on trouve sur le coupé 130, mais la Maremma bénéficie d’un style de sellerie particulier, avec un thème écossais accompagné
d’Alcantara beige, ce qui donne à l’intérieur une atmosphère moins royale. L’air conditionné était peut-être l’option la plus chère sur la 130 et, indispensable en Italie, il n’est guère surprenant que la voiture en soit équipée.
Rien ne laisse toutefois entendre qu’elle soit dotée d’une mécanique spéciale ; en d’autres termes, 165 ch et des performances honnêtes mais pas exceptionnelles. Compte tenu de la réputation d’Agnelli au volant, vous auriez pu vous attendre à une boîte de vitesses manuelle. À moins que sa méfiance vis-à-vis des boîtes automatiques se soit atténuée à 54 ans? La Borg Warner trois rapports aurait certainement mieux convenu à la personnalité de la 130 que la ZF cinq rapports.
Il est difficile de savoir si la production en série de la Maremma a été envisagée sérieusement. Mais en 1974 il était sans doute déjà trop tard pour sauver la 130. Les acheteurs italiens fidèles se montraient imperturbablement indifférents à la consommation et à la taille de la voiture mais, au niveau international, la grosse Fiat V6 n’avait pas réussi à casser la barrière snob derrière laquelle évoluaient les BMW, Jaguar et consorts. En fait, le sentiment à l’étranger était que cette voiture aurait dû naître sous la marque Lancia.
À l’époque où le coupé a disparu du catalogue, en 1977, les ambitions du groupe, en matière de grosse voiture, s’étaient réorientées sur la Gamma, une traction avant probablement plus rationnelle et qui avait du charme, mais qui n’a pas réussi à retrouver le statut de la 130. Agnelli a peut-être eu sur le sujet des réflexions du même genre car il ne semble pas avoir utilisé de Gamma, même s’il a probablement jeté un
regard mélancolique sur l’Olgiata de 1982, unique version break de chasse du coupé Gamma : elle devait beaucoup à sa Maremma, jusqu’à la peinture or.
[…]