Retour sur le lieu de naissance

Land Rover Series I

© Classic & Sports Car / Tony Baker

Bien avant que le Land-Rover devienne une icône à la mode, il était un outil destiné aux agriculteurs et explorateurs. Nous prenons le volant de la version d’origine, en revenant sur les lieux de sa naissance.

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Quand, en 1947, Maurice Wilks a tracé sur le sable ce qui allait devenir le premier Land-Rover, il ne nourrissait qu’une modeste ambition. Il lui était impossible de prévoir que son utilitaire allait devenir la légende qu’il est aujourd’hui : un outil destiné aux agriculteurs, industriels, aventuriers et, avec les années, un objet de désir même dans les beaux quartiers.

L’histoire de sa création a été souvent évoquée, d’autant depuis que le constructeur appartenant à Tata a annoncé la disparition du Defender tel que nous le connaissons, et que la passion s’est déchaînée autour de cette icône.

Sachant cela, il n’est pas nécessaire de ressortir les vieilles histoires sur la façon dont ce véhicule, initialement destiné à relancer la production de Rover au lendemain de la guerre, a rencontré un tel succès. Mais il n’empêche : se retrouver sur le sable de la Red Wharf Bay, à Anglesey (Pays de Galles), là où Wilks a dessiné son idée, suffit à provoquer des frissons dans le dos de tout passionné de Land-Rover.

Ce site est devenu une sorte de “Mecque” pour tous ceux qui cherchent à retracer les origines de la marque, et il est facile de comprendre pourquoi. Le coucher de soleil automnal nous gratifie de rayons dorés qui projettent les ombres sur le sable et éclairent la monture que nous avons choisie pour ce voyage : un Series I, empattement 80 pouces, de 1951, à la patine superbe. Pendant que nous prenons des photos, quelques promeneurs s’arrêtent pour en faire autant avec leur smartphone ou simplement échanger quelques mots.

– C’est un vieux modèle, non?

– C’est ici qu’ils ont eu l’idée, vous savez.

– Il va être restauré ?

Mais je n’ai pas besoin de répondre. Je suis accompagné de quelqu’un qui est beaucoup plus qualifié que moi pour parler de ce Series I, mais aussi de la marque. Roger Crathorne est né dans Lode Lane, la rue de l’usine Rover, en 1947, année où Wilks a tracé son dessin sur le sable. Après avoir envisagé d’entrer comme apprenti dans l’industrie aéronautique, c’est finalement vers l’automobile qu’il s’est tourné. « Mon père a suggéré que j’aille travailler chez Rover, rappelle Crathorne. Mon premier job a été d’usiner des culbuteurs pour des moteurs 2,5 litres à essence. Puis je suis passé à la préparation des blocs-cylindres, après fonderie. »

Le 80 pouces est parfaitement adapté aux colline de Snowdonia.

En 1964, Crathorne est transféré au programme “Forward Control”, avant de se trouver très impliqué dans le projet Range Rover. « De 1967 jusqu’au lancement en 1970, elle a été ma vie, » dit-il, légitimement fier de son rôle dans la mise au point, participant notamment aux études de la concurrence et aux essais tout-terrain. Quel que soit son interlocuteur, promeneur sur la plage ou propriétaire de Land-Rover, la passion de Crathorne pour la marque et son plaisir à partager ses connaissances et son expérience restent intacts. À part le fait qu’elle appartienne à un individu parfois surnommé “M. Land-Rover”, tant il est proche de la firme de Solihull, la voiture qui nous accompagne a une autre signification : « Elle appartenait à Nicholas Wilks, fils du directeur de Rover, Spencer Wilks. Je suis allé voir un Series II qu’il possédait, pour découvrir un Series I dans son garage. » Crathorne a demandé à Wilks ce qu’il comptait en faire et, bien qu’il ait exprimé le désir de le restaurer un jour, il a fini par le céder. « Il était là depuis 27 ans environ, rappelle Crathorne. Le réservoir d’essence était comme une toile d’araignée et le toit du garage fuyait, laissant la pluie tomber sur une traverse de châssis, mais il me manquait un 80 donc j’ai saisi l’opportunité. »

Le Series I est allé directement chez Phil Bashall (Dunsfold Land Rover) pour une évaluation mais, à part le réservoir et cette section de châssis, le reste n’était pas si mal : « Même avant d’avoir détaché la dernière sangle de fixation, Phil le faisait tourner. Il avait pris un jerrycan d’essence, réussi à obtenir une étincelle et l’a descendu de la remorque au moteur : pas mal, après 30 ans d’inactivité! » Nous décidons de faire le tour de la baie avant la nuit. Solihull étant notre destination ultime, notre journée complète aura lieu demain et, comme Crathorne a déjà remorqué le Series I depuis la côte sud, nous faisons halte pour un bon repas.

La tradition de bricolage qui entoure le Land-Rover s’applique clairement à Crathorne. Le lendemain matin, avant le petit-déjeuner et alors que le soleil essaye de percer une épaisse couche de nuages, je le trouve en train de démonter une des poignées de porte pour essayer de régler correctement le loquet. Grâce à l’attention permanente qu’il porte à ce Series I, celui-ci se conduit aussi bien que l’on peut l’espérer. Malgré ses 65 ans, il est magnifiquement rigide. En empruntant la route principale, il vous donne un niveau de confiance plutôt rare pour une première prise en main. Nous nous dirigeons vers l’est et, en passant sur le pont Menai, je suis heureux de voir le soleil suffisamment présent pour réchauffer un peu l’air automnal qui souffle au-dessus du pare-brise rabattu. Nous n’avons même pas envisagé de le relever; dans cette position, il donne au Series I son allure la plus pure, tout en permettant les sensations les plus grisantes; sans oublier la récolte d’insectes…

Conscient d’avoir la chance d’une autre belle journée dans une région réputée pour ses pluies fréquentes, nous approchons de Snowdonia et entamons la montée. L’ascension ne pose aucun problème, le couple généreux du moteur 2 litres à essence permettant au Series I de grimper sans ralentir le rythme. Le double-débrayage est nécessaire pour rétrograder de troisième en deuxième lors des virages les plus serrés mais, dès que le terrain s’aplanit à nouveau, vous repassez sans tarder la troisième, puis la quatrième. Sur le Series I, les pédales diffèrent des Series II et III : elles sortent du plancher au lieu d’être suspendues à l’auvent. Pour certains, cela pose un problème qui est lié à la stature du conducteur et, pour une fois, je suis heureux de ma petite taille !

Pour tous ceux qui connaissent les Land-Rover classiques plus récents, celui-ci ne semblera pas très dépaysant, mais il présente quelques subtiles différences. Pour commencer, vous êtes beaucoup plus exposé : les portes sont nettement plus basses que sur le Series II. De plus, l’empattement 88 pouces étant devenu ensuite le plus court disponible pour le Series II, les 8 pouces manquant du Series I rendent le comportement plus agité. Et en vous retournant, vous serez surpris de la proximité de la porte arrière.

La seule “vraie” manière de conduire un Series I, pare-brise rabattu.

“Pare-brise rabattu, le courageux 2 litres
ronronne avec bonheur”

La direction est toutefois familière : la colonne commande un boîtier relié à un relai placé à l’avant du véhicule. Bien sûr, elle réclame plus d’effort qu’une voiture de sport, mais elle n’est pas dure en roulant et, grâce à la vision panoramique, il est possible de placer le Series I avec beaucoup de précision. Lors des manœuvres, il réclame un peu plus de muscle, situation qui peut être affectée par le choix des jantes et des pneus; mais avec les pneus diagonaux 600×16 aux spécifications d’origine, c’est parfaitement gérable. Le soleil commençant à descendre, nous avons l’embarras du choix en matière de petites routes dans les monts gallois. Elles constituent pour le Series I un mélange parfait de courbes et virages. Tout comme au volant d’anciennes plus exotiques et plus coûteuse, ces routes provoquent à coup sûr un sourire sur le visage, même si cela se produit à un train beaucoup moins rapide. Cela dit, la température baissant et le jour déclinant, nous décidons de rallier sans tarder notre prochaine étape, Bridgnorth, et nous accélérons l’allure. Bien que le pare-brise rabattu représente un nouveau défi à cette vitesse, le courageux 2 litres ronronne avec bonheur.

S’il y avait un compte-tours, je suis sûr que j’aurais levé le pied plus tôt, mais conduire un Land-Rover se fait en grande partie à l’instinct. Le tableau de bord ne comporte que trois cadrans, donc vous pouvez savoir si la charge de batterie est bonne, si vous avez suffisamment d’essence et à quelle vitesse (environ) vous roulez : rien pour vous inquiéter sur la température, la pression d’huile ou la zone rouge. Nous finissons par arriver une heure plus tard à destination. Il est temps de laisser le Land-Rover se reposer et de discuter à propos des mythes qui entourent la conception du Series I.

Premier mythe : ils étaient fabriqués en aluminium parce que ce métal était abondant après la guerre. « Pas tout à fait exact, répond Crathorne. Maurice Wilks n’aimait pas beaucoup la propension à la rouille de la Jeep de la guerre qu’il utilisait sur son domaine, à cause de la carrosserie en acier. L’aluminium présentait un avantage évident; de plus, le voisin de Wilks possédait une usine d’aluminium, ce qui a certainement joué aussi! »

Et qu’en est-il de la peinture vert clair habillant les premiers Series I ? C’était la même que celle utilisée pour les cockpits d’avions anglais produits pendant la guerre, donc il là aussi il en restait beaucoup. « Apparemment, la couleur a été décidée par l’épouse de Spencer Wilks. Souvent, les nouveaux véhicules étaient présentés aux épouses, pour qu’elles puissent donner leur avis. Au lendemain de la guerre, un gros effort avait été fait pour produire suffisamment de nourriture pour la nation, et les bâtiments concernés étaient peints en vert clair. L’épouse de Spencer a proposé de faire de même avec le Land-Rover, de façon à adopter cette philosophie de “remettre la nation sur pied”. »

Discuter autour d’une bière avec quelqu’un comme Crathorne débouche sur d’autres révélations : « Savez-vous pourquoi Land-Rover est écrit de cette façon sur le badge ? Il y avait un ouvrier du nom de Lawrence Watts, dans l’atelier de carrosserie. Il avait l’habitude de signer son nom “Larry Watts” sur deux lignes, avec un zigzag entre les deux. Quelqu’un l’a remarqué et a demandé que le badge soit réalisé de la même manière, mais avec “Land” et “Rover” à la place. »

Sur la piste, le Land prend tout son sens.

Le lendemain matin, nous grimpons dans le Series I et nous enfonçons dans la circulation jusqu’à notre destination finale : Solihull. Alors que nous approchons de l’usine de Lode Lane, il est plaisant de remarquer que le Land fait encore tourner les têtes de quelques enfants sur le chemin de l’école, bien qu’ils doivent avoir l’habitude d’une telle vision, habitant si près de là où l’histoire s’est écrite. Pour ce qui concerne notre petit voyage, il a commencé là où l’idée a été illustrée pour la première fois, jusqu’à l’usine où elle est devenue une réalité, et où sa fabrication sous la forme du Defender s’est finalement arrêtée. Mais nous sommes là pour rendre hommage, pas pour ronchonner. D’ailleurs, le Series I est le premier de ce qui pourrait être une vaste gamme de Land-Rover classiques, grâce au programme “Land Rover Reborn” (voir encadré), mais il y a aussi dans le succès de cette voiture un aspect que nous n’avons pas encore abordé. La conception et les capacités tout-terrain du Land-Rover ont constitué sans aucun doute une des raisons principales du succès; pas seulement en Angleterre, mais dans le monde entier. Pour tester et montrer les capacités de franchissement de ses modèles, Land-Rover a tracé la fameuse “Jungle Track”, une extension de la piste d’essai d’origine, créée en 1949 et qui passait au-dessus des abris anti-aériens de l’usine.

Habituellement, ce site est parcouru par des machines modernes mais aujourd’hui, c’est notre terrain de jeu. Crathorne est tellement décontracté qu’il ne donne aucun conseil ou avertissement sur la façon de conduire ; il se contente de sortir son iPad pour prendre d’autres photos de son Land-Rover en action. Cette piste est submergée en permanence par un système d’alimentation en eau et, bien que cela ne soit pas strictement nécessaire, je tire le levier rouge de la boîte transfert, ce qui enclenche la gamme de vitesses basses tout en engageant les quatre roues motrices. Démarrant en deuxième, le Series I se fraye facilement un passage dans la boue et l’eau, sans glissade des pneus sur la surface irrégulière ni perturbation intempestive des essieux.

Toujours sur la gamme basse, nous attaquons une des côtes humides, et le couple du 2 litres nous propulse sans problème. Il n’est pas nécessaire de prendre de la vitesse, mais un peu d’anticipation sur ce qui va se passer n’est pas inutile. Nous redescendons de l’autre côté, laissant les trains roulant faire le travail sur un filet de gaz pour passer le virage du bas et nous retrouvons le plat, creusé toutefois des saignées et ornières de ceux qui sont passés avant nous. Le 80 pouces se joue avec aplomb de ce terrain. Il passe avec la nonchalance que lui donne la certitude de faire partie des meilleurs dans ce domaine. Dans quelques heures, il sera de retour sur la côte sud, pour ses activités quotidiennes: se rendre sur les chantiers, transporter des matériaux de construction (nous avons fait tout le voyage avec plusieurs sacs de sable d’une visite précédente), et faire le bonheur des petits-enfants de Crathorne.

Aujourd’hui, le Series I ne sert plus à l’industrie ni à l’agriculture, mais il continue à inspirer l’aventure et à étonner par sa polyvalence. Certaines choses ne changent jamais.

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