Sportives et conquérantes

Berlines Jaguar, Mk1 à 420

© Classic & Sports Car / Tony Baker

Avec les Mk1, Mk2, Type S et 420, Jaguar a donné vie à une famille de berlines sportives parmi les plus fantastiques qui soient, comme le rappelle Martin Buckley.

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De nombreuses fortunes ont été englouties dans la fabrication de voitures exotiques. Ce qui rend Sir William Lyons, fondateur de Jaguar, différent des autres est qu’il souhaitait produire une gamme de voitures excitantes, mais sans perdre d’argent. Si ce sont les XK et les succès en course qui ont fait connaître Jaguar dans les années 1950, ce sont les berlines compactes et sportives (Mk1, Mk2, Type S et 420) qui ont rempli les poches de l’entreprise, profitant de la croissance des années 1960. Leur fonction était de générer le volume et les économies d’échelle dont Lyons avait besoin pour faire progresser la firme, une mission qu’elles ont brillamment remplie. Ces quatre voitures représentent une dynastie de 13 ans et 160 000 exemplaires, avec quatre modèles distincts mais étroitement liés qui correspondent aujourd’hui à l’idée que chacun se fait d’une berline Jaguar classique.

En 1955, le concept de la 2.4 était celui d’une petite Jaguar « économique » dans l’idée des anciennes berlines SS 1,5 et 2 litres. Conçue pour combler la gamme entre l’XK et la grosse MkVII, la nouvelle berline avait visuellement quelque chose des deux. Lyons comprenait l’importance de donner à ses voitures une allure de prestige agressif et sophistiqué, ce que ses clients ne parvenaient pas à trouver ailleurs, quel que soit le prix.

Jusqu’en 1957, la “Jaguar compacte” n’était disponible qu’avec le moteur 2,4 litres à course courte, 22 kg plus léger et 7,6 cm moins haut que ses frères à course longue. Avec ses 112 ch, il faisait passer la 2.4 de 0 à 100 km/h en 14 secondes et l’emmenait jusqu’à 160 km/h : ce n’était donc pas une voiture au rabais. En fait, elle était aussi rapide qu’une MkVII automatique, mais pas beaucoup plus économique avec une consommation de 12 à 18 l/100 km. De toute façon c’étaient les performances qui motivaient les acheteurs de Jaguar, si bien qu’une version 3,4 litres était sans doute inévitable. Identifiable à sa calandre plus large (avec barrettes plus fines) et ses jupes arrière échancrées, la 3.4 de 1957 était une voiture spectaculaire, capable de tenir tête à une XK 140 et, probablement, à toute autre berline de série de l’époque. Avec la culasse Type B, ses 210 ch lui permettaient d’atteindre 195 km/h; en combinant le bon rapport de pont (trois choix étaient proposés) et l’overdrive Laycock en option, elle pouvait maintenir 170 km/h à 4000 tr/mn. Une option disques Dunlop remédiait à la faiblesse initiale du freinage mais la 3.4 conservait curieusement l’étroite voie arrière de la version moins puissante. À 1,28 m, elle était moins large qu’une Morris Minor.

La Mk1 (appellation utilisée rétrospectivement) noire d’Anthony Gilensen est trompeuse car elle est équipée d’un moteur 3,8 litres, d’un pont arrière et de freins à disques de Mk2. Achetée à peine roulante en 1994, elle est aujourd’hui assez belle pour se retrouver dans une série policière, comme à l’époque. Bien qu’elle soit évidemment plus rapide qu’en 1958 (où elle a commencé son existence comme une humble 2.4), elle affiche l’atmosphère des premières berlines Jaguar. L’instrumentation Smiths est insérée dans une planche en bois qui forme le centre du tableau de bord, les diverses commandes d’éclairage, ventilation et essuie-glaces étant réparties tout autour.

La visibilité est limitée, particulièrement à travers la petite lunette arrière. La voiture a été conçue au début de la technologie monocoque et vous pouvez remarquer les préoccupations des ingénieurs aux montants de pare-brise épais. Mais cette coque rigide et relativement légère était pour Jaguar la réalisation technique la plus aboutie (et aux études les plus coûteuses) depuis la création du moteur XK; avec ses sièges avant à dossiers fins, la Mk1 est presque aussi spacieuse que la grosse MkVII. Grâce à une utilisation intelligente des bagues en caoutchouc (ainsi qu’un berceau avant pour isoler la nouvelle suspension avant à rotules, doubles triangles et ressorts hélicoïdaux), la Mk1 est confortable pour une monocoque des années 1950, remarquablement exempte de bruits de roulement.

La 3.4, comme ici, comporte une plus grande calandre que la 2.4.

“C’étaient les performances qui motivaient les acheteurs,
donc une version 3,4litres était inévitable”

Il y a d’autres raisons. À l’arrière, le pont rigide est suspendu par des ressorts semi-elliptiques cantilever fixés à l’intérieur des longerons de châssis, pour ne pas provoquer de contraintes sur le plancher de coffre. Un examen plus approfondi révèle que tout est maintenu par des éléments caissonnés et de hauts bas de caisse longitudinaux (avec une légendaire propension à la rouille). De la première 2.4 de 1955 jusqu’à la dernière 420 de 1968, c’est Pressed Steel, de Swindon, qui a fourni les coques à Browns Lane, complètes avec ailes soudées. Après avoir produit 37 000 Mk1, Jaguar a dévoilé la Mk2 en 1959, établissant la référence en matière de berline sportive pour les 10 ans à venir, avec sans doute la conduite intérieure anglaise la plus célèbre de tous les temps. Une option 3,8 litres de 220 ch rejoignait les 2.4 et 3.4 dans une carrosserie plus lumineuse avec pare-brise et lunette arrière plus vastes, ainsi que de fins entourages de vitres chromés. Dans la gamme, la Mk2 ne coûtait que 135 £ de plus que les modèles qu’elle remplaçait.

Le 3,4 litres est la version la plus douce du superbe moteur Jaguar XK.

“La Mk2 était sans aucun doute
la berline sportive de luxe
la plus abordable du monde”

Les jupes d’ailes arrière échancrées et les pare-chocs épais ne différaient guère, mais les feux arrière et les vitres de custode étaient nouveaux. L’intérieur plus avenant était complètement différent, les instruments principaux étant face au conducteur derrière un volant plus petit. Les freins à disque étaient standards sur la Mk2 et la voie arrière augmentait de 8 cm. Au lendemain de la mauvaise publicité provoquée par l’accident mortel de Mike Hawthorn au volant de sa Mk1, cela semblait comme un aveu que le pont arrière initial était un peu trop étroit.

Relever le centre de roulis avant allégeait la direction de la Mk2, mais elle restait très démultipliée (même avec l’assistance disponible plus tard). Avec le chauffage faible et la boîte Moss récalcitrante, c’est un défaut qui allait être souvent souligné au cours des années 1960, sans toutefois décourager les quelque 100000 acheteurs de ce qui était sans aucun doute la berline sportive de luxe la plus abordable du monde.

La 3.8, avec son différentiel Powr-Lok autobloquant, atteignait 100 km/h en 8,5 s et couvrait le 400 m départ arrêté en 16 s. Même une 3.4 automatic dépassait 190 km/h mais la 2.4, malgré sa nouvelle culasse Type B, atteignait à peine 160 km/h, ce qui explique sans doute pourquoi Jaguar n’en a jamais confié une en essai officiel.

La Mk2 3,4 litres manuelle avec overdrive de Peter Houghton est magnifiquement préservée. Vendue neuve en 1962 à un agriculteur près de Swindon, elle a été achetée par Houghton en 2012 pour remplacer une grosse Healey. L’intérieur est plus lumineux et accueillant que celui de la Mk1, avec un tableau de bord plus logique, des accoudoirs à chaque porte et l’odeur adéquate du cuir d’origine. De plus, les superbes boiseries, qui constituent la moitié de l’attrait de ces voitures, se poursuivent aux tablettes de pique-nique au dos des dossiers. La série d’interrupteurs est impressionnante mais ils répondent à une certaine logique et sont rapidement assimilés.

S’agissant d’une voiture à boîte Moss et direction manuelle, c’est une Mk2 pur jus. Enfoncez l’embrayage ferme et, comme dans la Mk1, le levier nécessite un long mouvement pour enclencher la première, avec le chant classique des pignons droits quand la voiture prend de la vitesse, accompagnée du grondement sourd des deux échappements. La boîte exige des mouvements lents mais l’action est satisfaisante et correspond bien à la direction lourde qui s’allège à partir de 70-80 km/h. La Mk2 montre une parfaite stabilité en ligne droite et elle est réglée pour sous-virer: pour les meilleurs résultats, engagez la voiture franchement et tôt, et laissez le volant reprendre sa position, grâce à sa forte réversibilité.

Les vitrages plus généreux, les entourages de vitres chromés et les feux arrière plus gros modernisaient la Mk2.

“Une Type S 3.8 manuelle comme celle-ci présente les performances d’une
Mk2 3.4 mais elle est beaucoup plus manœuvrable”

Les sièges plats révèlent le degré de roulis: un domaine où la Mk1 est sans doute meilleure. Mais il y a une douceur mécanique de limousine dès les plus basses vitesses et, une fois lancé, peu de nécessité de changer de rapport: la plupart des situations se satisfont du simple interrupteur d’overdrive. Avec sa suspension complètement indépendante, la Type S complétait la Mk2 à partir de 1963 et disparaissait du catalogue en 1968. Avec son châssis renforcé pour recevoir la suspension arrière indépendante à quatre amortisseurs (dérivée des Type E et MkX), elle était plus lourde que la Mk2 et mettait l’accent sur le luxe, dans le style MkX. Elle s’adressait à ceux qui hésitaient devant l’encombrement de la grosse Jaguar mais appréciaient sa suspension raffinée.

Les ailes arrières de la Type S entraînaient un allongement de 18 cm et permettaient un coffre plus vaste et des réservoirs de carburant de 32 l dans les ailes, avec un inverseur au tableau de bord. Les portes provenaient de la Mk2 mais une ligne de toit plus plate et effilée rejoignait une lunette arrière plus verticale pour augmenter la garde au toit. De même, le capot était purement Mk2 mais des phares sous casquette et une calandre à entourage plus épais donnaient l’impression d’une voiture plus grosse et opulente. Des détails comme des pare-chocs fins et des feux de position intégrés la faisaient paraître plus moderne.

L’avant anguleux à quatre phares va survivre jusqu’en 1992 sur la Daimler Limousine.

“Ces voitures effaçaient les différences
entre bookmaker, gangster et aristocrate”

Je dois reconnaître une légère préférence pour la Type S. Prendre le volant du fabuleux exemplaire Golden Sand de Robert Hughes ne fait que réaffirmer mon respect pour cette voiture. C’était une des berlines les plus confortables et les plus agiles du marché dans les années 1960, quel que soit le prix. Une Type S 3.8 manuelle comme celle-ci présente à peu près les performances d’une Mk2 3.4 mais, avec l’assistance de direction et la boîte complètement synchronisée dont bénéficiaient la plupart (mais pas toutes), elle est beaucoup plus facile à mener. La suspension arrière à voie plus large offre une meilleure adhérence et, avec son berceau isolant, ses moyeux en aluminium et ses arbres de transmission doublant les bras supérieurs, la voiture file sur la route avec une admirable sérénité. La direction compense sa légèreté par une bien moindre démultiplication et les freins, comme sur toutes les Jaguar de cette époque, sont brillants; la voiture s’arrête quand nécessaire et vous n’avez même pas besoin d’y penser.

Celle-ci dispose d’une boîte de vitesses particulièrement douce, avec des rapports parfaitement étagés, et le confort est excellent. Elle fait fi des saignées et nids-de-poule et donne une impression plus conséquente que la Mk2. Cela dit, ce n’est qu’en prenant les commandes d’une Type S que vous trouvez la Mk2 un peu dépassée. L’habitacle est plus opulent, avec des accoudoirs aux sièges avant plus larges, une tablette sous le tableau de bord et une console centrale portant le haut-parleur et les commandes de chauffage.

Alors que d’autres marques se sont rationalisées au milieu des années 1960, Sir William Lyons a continué à mélanger carrosseries et moteurs (sans doute pour rentabiliser au mieux l’investissement en outillage). Ainsi, lors du lancement de la 420 en 1966, Jaguar a continué à proposer les Type S et Mk2, ainsi que la nouvelle 420 G, une MkX améliorée. La 420 (une des berlines Jaguar les plus rares) correspondait en fait à une opération d’attente alors que la XJ6 était en préparation. Elle poussait plus loin la tendance au luxe avec ce qui était en substance une Type S plus faste et dotée d’une version 4,2 litres et 245 ch du moteur XK.

Proche de la MkX avec ses quatre phares et sa calandre inclinée, l’avant de la 420 était complètement nouveau et avait l’avantage de faciliter l’accessibilité au moteur (doté de deux carburateurs SU et d’un alternateur). La dernière boîte automatique Borg Warner Model 8 était une option appréciée, mais la manuelle quatre rapports était possible en option et rendait la voiture presque aussi rapide que la Mk2 3.8.

Cet exemplaire (aimablement prêté par un client de Hughes) est automatique, ce qui correspond parfaitement bien au couple généreux du moteur longue course. Avec son tableau de bord à sommet rembourré et son moteur discret un peu étouffé par le convertisseur de couple, la 420 donne l’impression d’être l’étape précédant la XJ6 qui, dès son lancement en octobre 1968, allait précipiter cette génération dans l’histoire. Le moteur n’est peut-être pas tout à fait aussi dynamique que sur les versions plus anciennes, mais à peine. Avec son kick-down efficace et ses changements de rapports un peu brutaux à pleine vitesse, c’est vraiment une berline puissante qui fournit le genre d’accélération facile que réclamaient les acheteurs américains. C’était aussi la dernière berline Jaguar équipée d’une commande de boîte au volant et d’un bouton de démarreur séparé (jusqu’à l’ère moderne). Les berlines Jaguar sont devenues dans les années 1960 de vrais symboles de réussite personnelle. Elles offraient des performances d’un niveau presque immoral pour leur prix (au moins en Angleterre) et un luxe qui n’était probablement dépassé que par Rolls et Bentley (pour trois fois le prix). Votre père (ou une connaissance de votre père) pouvait vraiment rêver d’en avoir une.

Si la Mini était hors catégorie, les Mk1, Mk2, Type S ou 420 ont créé la leur. Elles ont mis les performances vraiment élevées à la portée des gens aisés, et plus seulement des super-riches (bien que de nombreux acheteurs très fortunés se soient laissés séduire alors qu’ils auraient pu s’offrir des machines étrangères plus voyantes et deux fois plus coûteuses). Ces voitures effaçaient les différences entre bookmaker, gangster et aristocrate.

Fréquentes dans la circulation anglaise, sous la forme Mk2 elles sont devenues synonymes de succès en course entre les mains de Hill, Salvadori, Consten et bien d’autres. Mais elles étaient aussi les favorites des truands qui appréciaient leurs performances, leur agilité et, pour être honnête, la facilité à les voler. La police devait en avoir aussi, pour rester au niveau.

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