Le chaînon manquant

Alfa Romeo 6C-2500 Villa d’Este

© Classic & Sports Car / James Mann

Martin Buckley se laisse séduire par un cabriolet Alfa 6C-2500 Villa d’Este, modèle tellement exclusif qu’il a pris le nom d’un des concours d’élégance les  plus prestigieux du monde.

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Conçue dans les années 1930 et produite jusqu’au milieu des années 1950, la 6C-2500 est l’Alfa Romeo qui constitue le chaînon manquant entre les machines sportives qui ont fait la réputation de la marque et les modèles de grande série qui ont fait sa fortune. Elle désoriente ceux qui cherchent à la caser dans une catégorie ; tout en appartenant à l’ère Jano et ses réalisations coûteuses, la 6C d’après-guerre a été suffisamment rationnalisée pour être produite en quantité respectable. C’était une voiture appréciée non seulement des clients habituels tels que familles royales, stars du grand écran ou industriels, mais aussi des acheteurs aisés qui estimaient la marque. Elle a permis de maintenir la flamme Alfa à une époque où le constructeur traversait une passe délicate avant de lancer ses plans pour l’avenir.

Avec une histoire perturbée par la guerre, le modèle connaît une lignée difficile à retracer mais dont on peut déterminer l’origine avec la 6C-2300 de 1934 ; une voiture qui, à l’époque, a été décriée pour ne pas être à la hauteur des standards d’Alfa. En réalité, elle correspondait juste à un changement de priorité : les modèles 8-cylindres en ligne et les succès en Grand Prix de l’époque Mussolini étaient certes beaux et bons, mais Alfa avait perdu sa nature de constructeur de voitures de route. Il avait besoin d’un modèle qu’il pouvait vendre en quantité suffisante aux automobilistes aisés et, peut-être, en tirer un profit.

Quoi qu’il en soit, dernière Alfa de tourisme conçue par Vittorio Jano, elle n’était pas exactement au rabais : avec des bras tirés à l’avant et un essieu brisé avec barres de torsion à l’arrière (à carrossage réglable), elle présentait quelques-unes des techniques les plus avancées pour les années 1930. Et elle constituait une vraie gamme : avec trois empattements et spécifications moteurs (jusqu’à 95 ch en version SS à trois carburateurs), elle pouvait se présenter comme une sobre limousine, un élégant cabriolet ou une courte Berlinetta capable de remporter des compétitions.

Intérieur simple et spacieux, riche en touches élégantes, avec deux grands compteurs au centre.

“Elle évoque l’image d’un artisan formant
amoureusement les panneaux en aluminium”

Ainsi, la 6C-2300 s’est bien vendue et, quand son 6-cylindres à sept paliers est passé en 1939 à 2 445 cm3 sous le nom 6C-2500, elle aurait pu confirmer ce succès si le conflit mondial n’avait pas éclaté. En fait, Alfa a continué à produire la 6C jusqu’en 1942, surtout à des fins militaires. Et quand les trois premiers exemplaires civils ont été assemblés en 1945 à partir de pièces récupérées, dans les décombres de l’usine du Portello, c’était une façon d’annoncer au monde entier que la marque ne se contenterait pas de fabriquer des cadres de fenêtres et des cuisinières.

Sous la forme Freccia d’Oro (Flèche d’Or), la 6C-2500 était la première Alfa carrossée par l’usine (avec une coque soudée au châssis, ce qui préfigurait la 1900 monocoque de 1950). Mais c’était aussi la dernière des Alfa qui pouvait être encore commandée avec une carrosserie spéciale signée Ghia, Touring, Pinin Farina ou autres ateliers plus modestes. Ces habillages avaient autant de chances d’être complètement ratés qu’extrêmement élégants (Ghia a commis certains des exemplaires les plus bizarres) mais, dans ses meilleurs jours, le châssis de la 6C a reçu diverses car[1]rosseries extrêmement séduisantes, à une époque où les stylistes italiens affutaient leurs crayons pour repenser les formes et proportions de l’automobile d’après-guerre.

Certains carrossiers ont peiné à effectuer la transition entre les lignes classiques des années 1930 et la tendance plus enveloppante de la fin des années 1940, mais Touring a réussi ce passage avec une 6C 2500 sobre, discrète et d’une simplicité trompeuse, dénommée Villa d’Este. Dévoilée pour la première fois au concours du même nom qui se déroulait sur les rives du lac de Côme (où elle a reçu le prix du public), cette version est apparue vers la fin de la carrière de la 6C-2500. Elle n’a été produite qu’à 36 exemplaires, dont 31 étaient des coupés à empattement court.

La présente voiture est un des quatre cabriolets Villa d’Este quatre places châssis long (2,95 m d’empattement), sachant qu’un exemplaire châssis court a aussi vu le jour. Portant le n° de châssis 918089, elle a été livrée neuve en 1951 au Lichtenstein et a passé le plus clair de sa vie en Amérique du Sud avant d’être achetée par le collectionneur Corrado Lopresto à la vente Brooks de Goodwood, en 2000. Elle était rouge mais a retrouvé aujourd’hui ses teintes d’origine, noir et argent. C’est la seule Villa d’Este à peinture deux-tons.

Très noble et élégante, sinon aussi fine que le coupé, avec ses pare-chocs soulignant la carrosserie, ses longues portes et ses courbes équilibrées, elle évoque l’image d’un artisan buriné formant amoureusement les panneaux en aluminium sur un billot de bois. Les grands phares Marchal se situent en bout d’ailes, comme sur une voiture “moderne”, et l’air de refroidissement traverse la calandre Alfa classique dont la forme de cœur s’est affirmée sur la série 6C-2500 avant d’être reprise, jusqu’à aujourd’hui, de diverses façons.

Sous le capot, le 6-cylindres en ligne est élégant avec les couvercles noirs des deux arbres à cames. Les accessoires sont limités à leur strict minimum : la pompe à essence est entraînée à l’avant de l’arbre à cames droit et la dynamo à l’arrière de la pompe à eau. Le radiateur, volumineux, comporte des volets thermostatiques. L’habitacle affiche un air de sévérité métallique, typique des voitures italiennes des années 1940, mais il comporte de nombreux détails plaisants comme la finition en fausse carapace de tortue du clignotant, de l’allume-cigare et des manivelles de vitres, ainsi que les grands compteurs de vitesses et compte-tours qui occupent le centre de la planche de bord. La fabrication est superbe. Les commandes d’éclairage, starter, démarreur et réserve de carburant sont dissimulées par un volet pivotant, peut-être pour éviter les mauvaises manœuvres. Les pare-soleil sont montés sur rotules et le rétroviseur intérieur, avec son insigne Touring, semble aussi mortel en cas d’accident qu’il est élégant.

Ce cabriolet est spacieux. Trois minces Italiens nourris de cigarettes et d’expresso auraient pu prendre place sur la banquette avant, bien que les renforts tubulaires de la structure Superleggera empiètent un peu sur l’espace pour les pieds. Les dossiers de sièges sont creusés à l’arrière pour laisser plus de place aux jambes des passagers.

La Villa d’Este est une voiture imposante, mais sa taille est visuellement atténuée par la peinture deux-tons.

Au premier abord, la Villa d’Este semble une grosse voiture. Le capot est long et elle donne une impression imposante même parmi les “Euroboxes” modernes, bien que personne n’y prête grande attention. Ses jantes de 16 pouces paraissent hautes et étroites et la direction est lourde, si bien que vous souffrez un peu à basse vitesse. Si vous y ajouter un rayon de braquage important, cela souligne que cette voiture était destinée aux automobilistes ayant les moyens de payer un chauffeur si nécessaire.

La 6C-2500 marquait le début de l’histoire d’amour d’Alfa avec les commandes de vitesses au volant. Le levier à gauche n’est pas la meilleure caractéristique de la voiture, la première se situant en bas vers soi, ce qui n’est pas vraiment intuitif. J’ai mis 20 mn à trouver la quatrième (en haut vers l’avant), mais après avoir bien assimilé le mouvement j’ai pu voler d’un rapport à l’autre (tous synchronisés). Hormis un “trou” conséquent entre troisième et quatrième, les passages sont assez fluides et intelligemment espacés pour le genre d’accélération que l’on pouvait attendre il y a 65 ans d’une Alfa Romeo. Alors que l’air est aspiré par les gros filtres à air des carburateurs, elle donne l’impression d’une certaine vivacité, plus importante que les 105 ch le laisseraient supposer.

Assez rapidement, cette voiture qui promettait d’être ennuyeuse à conduire retrouve grâce à vos yeux. En se baladant tranquillement dans une banlieue milanaise, la direction ne paraît plus aussi lourde et, parce qu’il n’est pas nécessaire de changer souvent de rapport, vous évitez de vous fatiguer sur l’embrayage plutôt ferme. Le confort est doux et sophistiqué mais la 6C semble bien assise sur la route, sans vibrer ou secouer ses occupants. Elle n’est pas faite pour les virages négociés à vive allure mais, si vous vous faites surprendre par un rond-point plus serré que prévu, les demi-essieux oscillants (“Brevet Porsche”) ne réservent pas de piège caché. La voiture se contente de perdre de la vitesse en glissant légèrement, mais la puissance est de toute façon trop limitée pour effectuer des figures spectaculaires.

La direction n’est pas à la hauteur des standards Alfa (trop vague pour être convaincante) mais je la suspecte meilleure que celle de la plupart de ses contemporaines. On pourrait en dire autant des freins; les gros tambours à commande hydraulique n’ont pas particulièrement attirés mon attention. La place de cette voiture dans la hiérarchie des Alfa classiques dépend de votre perspective. La 6C-2500 est soit la dernière des “vraies” Alfa, soit une imposture qui évite les sensations sportives au profit du plaisir bourgeois d’une commande de vitesses un peu floue au volant, d’une banquette moelleuse et d’un volant blanc tape-à-l’œil. Dans tous les cas, comment ne pas succomber à son charme ?

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