Le coupé qui se prenait pour une Type D

Jaguar XK 140

© Classic & Sports Car / Tony Baker

Ne vous occupez pas du vainqueur des 24 Heures du Mans 1956, affirme Roger Ellis. Pour Jaguar, le vrai héros de l’épreuve était un courageux privé au volant de la plus performante des XK 140 jamais sorties de Browns Lane.

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Les liens de Jaguar avec la course la plus célèbre du monde sont si étroits qu’il semble impossible d’en avoir passé sous silence le moindre épisode. Pourtant, jusqu’à ce qu’elle n’atteigne les feux des projecteurs après sa restauration, la Jaguar XK 140 immatriculée PWT 846 était peu connue en dehors des cercles jaguaristes, et l’histoire de son aventure dans la Sarthe avait été éclipsée par la victoire surmédiatisée de la Type D. 

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La remplaçante de la XK 120 avait été dévoilée au Salon de Londres en octobre 1954, avec une puissance de 170 à 190 ch, une direction à crémaillère et une suspension améliorée. La XK 140 était facile à identifier à ses épais pare-chocs et à sa calandre à sept lames. Alors que la XK 120 s’était forgée une réputation de sportive à succès, rares furent les XK 140 engagées en compétition – ce qui fait de PWT 846 une machine peu ordinaire.

Le châssis S804231DN, un coupé vert Special Equipment, moteur N° G4060-8S (le 8 indiquant un taux de compression de 8 à 1 et le S la version 210 ch à culasse de Type C) est immatriculé le 25 juin 1955. Équipée d’une boîte avec overdrive, de roues fils couleur caisse et de sièges baquet compétition, la Jaguar est expédiée chez Appleyard, le concessionnaire du Yorkshire, et de là chez Hoffmans, l’agent d’Halifax. L’heureux propriétaire est un certain Robert « Robbie » Walshaw, de Lightcliffe. Héritier d’une riche famille de minotiers, Walshaw a refusé d’entrer dans les affaires familiales pour se consacrer au commerce automobile. Il travaille au magasin Rootes de Trinity Garage et se fait un nom en rallye et sur circuit au début des années 1950 au volant de son Hillman Minx à compresseur Arnott.

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Après avoir participé au Rallye de Monte-Carlo en 1952, Walshaw copilote une Humber Super Snipe d’usine sur plus de 15 000 km, entre Londres et Le Cap, établissant un record de 13 jours 9 heures et 16 minute au volant de ce monstre de 4 litres pesant près de 2 tonnes. Il sera en 1954 l’un des premiers clients de Colin Chapman, construisant et pilotant une Lotus Mk VI à moteur Ford 100E, avant de donner son baptême de la compétition à la XK 140 en mars 1956 au Rallye du RAC. Malgré une féroce concurrence venant de la XK 140 de Ian Appleyard et Ronnie Adams soutenus par l’usine, il remporte la victoire de classe dans cinq spéciales.

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Le Rallye du RAC fait partie du championnat d’Europe, mais Walshaw vise plus haut : Le Mans. Il présente sa voiture les 28 et 29 juillet pour les 24 Heures de 1956. Dès qu’elle est acceptée par l’ACO, les choses deviennent sérieuses – et s’avèreront aussi très onéreuses. Après avoir été malmenée au Rallye du RAC, la XK 140 est envoyée au service compétition chez Jaguar où, sous le regard aiguisé de « Lofty » England, elle est préparée avec plusieurs modifications essentielles. Le moteur — qui a déjà couvert plus de 30 000 km — est refait et doté d’une culasse et d’arbres à cames de Type D sur la base d’un accord « vous les rendez après la course ». Avec de plus gros carburateurs SU moulés, la puissance grimpe à 230 ch, pas très loin des 250 ch d’une Type D à carburateurs.

La boîte est remplacée par une autre à rapports courts sans overdrive, avec un rapport final porté de 4,09 : 1 à 3,54 : 1, plus approprié pour les Hunaudières. Les ressorts arrière sont changés et la batterie déplacée dans le coffre pour améliorer la répartition des poids et l’accessibilité. Les modifications à la carrosserie sont nombreuses : elle est débarrassée des lourds pare-chocs et de leurs supports, reçoit un couvercle de coffre et un capot en aluminium percé d’ouïes. Pour améliorer l’arrivée d’air au radiateur, deux prises d’air sont découpées dans le panneau avant : sage précaution, la capacité du système de refroidissement ayant été diminuée par la dépose du chauffage. D’autres ouvertures sont pratiquées plus bas pour les tambours de freins – le talon d’Achille des Jaguar avant les freins à disque.

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Parmi les nombreuses modifications de règlement édictées par l’ACO pour 1956, on exige un minimum de 34 tours entre les ravitaillements et une capacité maximale du réservoir de 130 litres, ce qui implique une consommation inférieure à 22 litres. En conséquence, la voiture est dotée d’un réservoir réglementaire dont l’ouverture rapide dépasse du coffre. Pour Walshaw la facture s’élève à 1 200 £, soit plus des deux tiers du prix de la voiture neuve (1 766 £) mais c’est un parfait reflet du travail accompli, qui en fait une voiture très éloignée de la version de série.

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Walshaw a choisi comme copilote l’Irlandais Ronnie Adams (vainqueur du Monte-Carlo 1956 au volant d’une Jaguar Mk VII d’usine) mais il tombe malade avant la course et il est remplacé par Peter Bolton, propriétaire d’un garage à Leeds et concurrent de Walshaw en affaires, mais sans doute perçu comme une main sûre pour la course. Bolton a commencé à courir après la guerre sur une Frazer-Nash Le Mans Replica et en rallye sur une MG Type Y. Au début des années 1950, il participe régulièrement au Monte-Carlo sur toutes sortes de machines, 24e au général en 1951 étant son meilleur score.

La semaine avant la course, les deux garagistes quittent le Yorkshire pour conduire leur XK 140 fraîchement préparée dans la Sarthe — pas de camion spectaculaire ou même de remorque pour ces deux privés — mais une traversée en avion de l’aéroport de Southend à celui du Touquet. Dès les premiers essais, il est clair que « Lofty » et ses hommes ont fait du bon travail : la Jaguar tourne en douceur et atteint facilement 225 km/h (les 140 mph suggérés par son nom) même s’il s’avère nécessaire d’agrandir les ouïes de freins et d’enlever quelques barre de la calandre pour améliorer le flux d’air. 

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Lorsque l’ACO publie la liste des engagés qui détermine l’ordre de départ, les voitures sont rangées par cylindrée, les plus grosses – les Jaguar de 3 443 cm3 – en première ligne. La XK 140 est à la sixième place, derrière les cinq Type D, et occupe donc une position avantageuse, au milieu des Type D, Aston DB3 S et Ferrari. Walshaw part en trombe et se retrouve quatrième sous la passerelle Dunlop, derrière l’Aston Martin de Stirling Moss et les Type D de Mike Hawthorn et du futur vainqueur Ron Flockhard. Il est rapidement dépassé par les voitures de catégorie Sport plus rapides mais tourne régulièrement, devançant la principale rivale de sa catégorie, la 300 SL de Metternich/Einsiedel qui abandonnera sur problèmes d’allumage après 59 tours. À minuit, après 8 heures de course, Walshaw est 17e et la Jaguar continue sans problème, dans la nuit humide, jusqu’au matin 6 heures où elle occupe la 12e place, au milieu des 21 concurrentes encore en lice.

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C’est là que le désastre survient. Bolton est remonté d’une place, il est censé ravitailler et relayer à midi quand, à la fin du 204e tour, les officiels de l’ACO font constater un dépassement des 34 tours entre les ravitaillements, plus tôt dans la course et, malgré les protestations désespérées de l’équipe (soutenue par David Murray, de l’écurie Écosse), le drapeau noir s’abaisse, mettant un terme à la course de la XK. Le représentant du Royal Automobile Club, sur place, fait remarquer que continuer à courir à l’encontre du règlement risque d’avoir de graves conséquences auprès des assurances en cas d’accident et Bolton part en courant vers Maison Blanche pour faire signe à Walshaw. Vers 13 heure, la Jaguar rentre au stand après son 209e tour.

Quand on compare les performances de la XK dans les dernières 12 heures à celles de sa plus proche rivale, la Maserati 150 S de Claude Bourillot/Henri Perroud, on est effondré pour les deux Anglais. Les deux voitures s’étaient dépassées à tour de rôle et la Jaguar avait mené devant la Maserati pendant près de trois heures avant sa disqualification. La Maserati allait terminer 9e. Difficile d’imaginer la déception des deux pilotes, forcés de retirer une voiture en pleine forme, en vue d’une place dans les dix premiers dans la plus grande course automobile d’Europe. Bolton est convaincu que pendant la nuit, les commissaires ont confondu la voiture numéro 4 avec la numéro 6, la Type D victorieuse de l’écurie Écosse. Si cela s’était avéré exact, le retrait de cette voiture aurait donné la victoire à l’Aston Martin de Moss/Peter Collins. 

© Classic & Sports Car / Tony Baker

Quelques semaines après les 24 Heures du Mans, la XK 140 est vendue au vainqueur de 1955, Ivor Bueb. « Ivor le pilote » engage alors la Jaguar dans la Daily Herald Gold Cup d’Oulton Park le 22 septembre, inattendu deuxième, derrière la Mercedes 300 SL de l’écurie de Rob Walker, pilotée par Tony Brooks.

Mais l’affaire du Mans n’est pas terminée. Quelques mois plus tard, Walshaw reçoit une lettre de l’ACO reconnaissant son erreur dans le calcul des tours, s’en excusant et offrant en dédommagement un engagement gratuit pour l’année suivante. Walshaw accepte l’offre et s’associe à John Dalton pour piloter en 1957 la Lotus Eleven S2 de John Green qu’il amènera à la 13e place, seconde de sa catégorie. Walshaw met un terme à sa carrière après ce succès et se retire à Malte où il s’éteint en avril 1982, à 69 ans. Bolton a également couru au Mans en 1957, devenant une sorte de spécialiste avec huit engagements par la suite dont une septième place en 1963 sur une Cobra d’usine. Il mourra à 88 ans sur l’île de Man, en août 2008.

© Classic & Sports Car / Tony Baker

On ignore ce qu’il advient de la Jaguar XK 140 après son rachat par Bueb, et elle ne réapparaît que 20 ans plus tard quand Roger Joice, un agriculteur passionné du Norfolk, rachète en 1976 la voiture à la collection de « l’ICS History of Jaguar », démantelée. Elle avait besoin d’une sérieuse restauration, Joice la décrivant comme « un tas de rouille très cher ». Commence une reconstruction étalée sur deux ans pour lui rendre sa configuration du Mans. L’intérieur et l’extérieur de la carrosserie ont été refaits mais le moteur d’origine a été conservé avec une culasse Type C, la culasse de Type D ayant vraisemblablement été rendue à Browns Lane. Une fois restaurée, Joice a participé à Shelsley Walsh et d’autres courses de côte.

Rares sont les voitures qui ont été engagées dans deux disciplines aussi éloignées que les 24 Heures du Mans et un rallye de championnat. La XK est retournée deux fois dans la Sarthe, en 1996 pour le 40e anniversaire de la victoire de l’écurie Ecosse et en 2010 pour la parade précédant la course. Elle participa aussi au Festival of Speed de Goodwood en 2008 et 2011. Ce coupé restauré est le témoin d’une époque où un amateur averti qui se donnait les moyens pouvait encore faire bonne figure au plus haut niveau du sport automobile.

© Classic & Sports Car / LAT Photographic

Jaguar aux 24 Heures du Mans

Bien qu’arrivées tardivement, ses sept victoires font de Jaguar l’une des marques britanniques les plus titrées du Mans. Et il n’a pas fallu longtemps. Après la première incursion d’une XK 120 en 1950, l’usine revint deux ans plus tard et gagna avec la Type C des deux Peter, Walker et Whitehead.

© Classic & Sports Car / LAT Photographic

Les Type C « nez longs » ont souffert de surchauffe en 1952, mais l’année suivante c’était le triplé emmené par Hamilton/Rolt. Le même duo faisait second et première Jaguar en 1953, derrière une Ferrari 375. La Type D prit le relai de la C avec une victoire pour Hawthorn/Bueb en 1955 sur une voiture d’usine, suivie des deux victoires consécutives de l’écurie Écosse en 1956 et 1957. Le changement de règlement limitant la cylindrée à 3 litres porta un coup dur à la marque : 15e pour la Lister-Jaguar d’usine de Halford, seule à finir en 1958, et pas une seule Jaguar à l’arrivée en 1959, 1960 (malgré la présence de Cunningham avec une 150 S et le prototype E2A) et 1961. C’est seulement avec la Type E que Jaguar revint, 4e avec Cunningham en 1962, mais seulement 15e pour la Lightweight d’usine l’année suivante.

© Classic & Sports Car / LAT Photographic

Suite à l’échec de mise au point de la XJ 13 à moteur V12, Jaguar décida de se concentrer sur les voitures de série et déserta la Sarthe pendant 20 ans. Il fallut tout le dynamisme du Group 44 de Bob Tullius pour revoir Jaguar en 1984, avec un timide soutien de l’usine qui permit une 13e place en 1985. Un partenariat d’anthologie naquit l’année suivante avec Silk Cut pour les XJR-6 (qui ne terminèrent pas) puis les XJR-8 en 1987 (5e) et finalement, après plus de trente ans, la victoire avec la XJR-9 de Lammers/ Dumfries/ Wallace en 1988.

Deux ans plus tard, une nouvelle victoire avec la XJR-12 et, en 1991, le trio de Jaguar coiffé au poteau par Mazda. Après cela, l’étoile pâlit, pas une seule des XJ 220 ne termina, non plus qu’une timide XKR-S semi-usine en 2010.

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