
Cette Jaguar Type D a mené un jeune fermier du Berwickshire sur la voie du Championnat du Monde. Julian Balme a la chance de la prendre en mains, sur les traces de son héros.

Je n’ai eu l’occasion de le voir courir qu’à deux reprises et, pour être honnête, il ne me reste de souvenirs que de la seconde fois, lors du Grand Prix d’Angleterre 1965 à Silverstone. Après avoir concédé les deux premiers virages à Ritchie Ginther, il a quasiment mené du début à la fin au volant de sa Lotus 33 à moteur Coventry-Climax, sans doute la plus jolie des monoplaces de l’époque. Pourtant, ce n’est pas l’ensemble « voiture plus pilote » qui s’est gravé dans mes souvenirs. A cette époque en effet, plutôt que de vérifier s’il portait la montre correcte ou la casquette du sponsor avant d’être happé vers la foule des médias, le vainqueur prenait place avec sa voiture et tous les membres de l’équipe sur une remorque et faisait le tour du circuit sous les acclamations du public.
Au moment où ils passaient devant nous, mon père m’a soulevé au-dessus des fascines pour que je puisse bien voir le héros de mon enfance. Il avait presque 30 ans, l’allure d’une star de cinéma sous ses cheveux d’un noir de jais, une personnalité réservée et plus de talent au volant que tous ceux de sa génération. Même quand il portait un pantalon peu flatteur de fermier, il avait l’air cool. Lui, c’était Jim Clark, bien sûr.

Clark était aussi à l’aise sur un tracteur qu’avec un pull beige à col roulé. Sa famille vivait de l’exploitation agricole et, étant le seul fils (avec quatre sœurs plus âgées), il était supposé prendre la suite. Jim était né à Kilmany, à côté de Dundee, mais sa famille avait déménagé dans le Berwickshire en 1942, alors qu’il avait 26 ans. Son père, James Senior, avait acheté une ferme importante du nom d’Edington Mains, juste à côté du village de Chirnside, et qui sera pour Jim, à part un an passé à Paris pour des raisons fiscales, son lieu de résidence jusqu’à la fin de sa vie. Cette région, au nord de la Tweed, était considéré comme offrant les terres les plus riches d’Écosse. Elle abritait aussi quelques belles routes dans les collines et ne manquait pas d’amateurs de sport automobile.
Parmi eux se trouvait Jock McBain, distributeur Ford de Chirnside. C’est dans son garage que passait Jim pour récupérer des pièces de tracteurs et discuter des rallyes locaux et de l’équipe de racers 500 du propriétaire, Border Reivers. Au contraire de l’Ecurie Ecosse, basée à Édimbourg et gérée avec rigueur, le petit groupe de McBain avait une approche de la course plus romantique qu’efficace. Mais l’écurie allait aiguiser ses pratiques à la suite de l’implication de Ian Scott Watson, architecte local et mécène de Clark. Bien qu’excellent pilote lui-même, Scott Watson n’a pas été long à détecter le talent du jeune fermier et à s’effacer en faveur de Clark.

Une annonce d’Autosport
En 1958, motivée par l’étoile en train de naître parmi eux, l’ambition de l’équipe connut une soudaine embellie à la lecture dans Autosport d’une annonce de vente d’une Jaguar Type D âgée de trois ans. Précisément la voiture avec laquelle nous rencontrons aujourd’hui Ian Scott Watson, devant le « Jim Clark Room » [musée qui lui est consacré)], à Duns.
« Elle est beaucoup plus belle aujourd’hui qu’à l’époque, » précise-t-il. « Henry Taylor avait couru avec en 1957 et avait eu un accident à Silverstone, si bien que l’alignement des panneaux de carrosserie n’était jamais correct. La porte du pilote ne semblait jamais bien fermée. »
Grâce à la générosité du propriétaire actuel de cette voiture, je suis en train d’effectuer mon propre pèlerinage. A bord de la plus glorieuse des Jaguar de compétition, je me rends sur les routes et les lieux que fréquentait mon héros dans les années 1950, assis dans le baquet qui a vraiment fait démarrer sa carrière.

Jusqu’à l’arrivée de la Type D, Clark n’avait jamais piloté de voiture capable de dépasser 160 km/h mais, avec la Jaguar, il pouvait soudain atteindre 250 km/h. Lors de sa première course avec cette voiture (à Full Sutton, dans le Yorkshire), il a été le premier pilote à boucler un tour de circuit en Angleterre à plus de 160 km/h dans une voiture de sport. Inutile de préciser qu’il a remporté la victoire.
Au début du mois d’avril 1958, quand ce meeting a eu lieu, la neige recouvrait encore la campagne, si bien que la Type D était chargée dans un des camions de la ferme. Faisant convoi avec la Porsche 356 de Scott Watson, le camion n’avait pas encore atteint Berwick que l’on découvrait que son robinet de fermeture du circuit de refroidissement était mal fermé et que le liquide s’était échappé. Il ne restait plus qu’à décharger la Jaguar et à terminer par la route.
« Il faisait encore très sombre et les phares étaient totalement inefficaces, » se souvient Scott Watson, « mais cela ne semblait pas gêner Jim. Inquiet du risque d’encrassement des bougies, il donnait régulièrement de fortes accélérations. Nous montions jusqu’à 160 km/h sur l’autoroute M1 et il continuait à accélérer. »

Le grondement de l’échappement résonnant dans les rues de Newcastle au petit matin a dû être un moment peu banal !
La voiture n’est pas beaucoup moins bruyante aujourd’hui mais, fidèle au souhait du constructeur, elle est facilement utilisable sur route. Sachant qu’elle a remporté récemment une course historique à Brands Hatch, je crains un comportement brusque mais Gary Pearson, pilote et préparateur réputé, me rassure : « Elle est très docile. »
Mon physique n’est pas des plus sveltes et, alors que nous mettons le six-cylindres en route, je suis pris d’inquiétude : et si je ne parviens pas à entrer ? Après avoir ouvert la porte, il faut enjamber le seuil et se glisser dans le baquet, jusqu’à être blotti derrière le pare-brise sur toute la largeur. Une fois en place, l’idée de rester dans ce cockpit, même pour 24 heures, n’est pas du tout une perspective désagréable et, à part un accélérateur un peu trop près du tunnel de transmission, tout est idéalement à sa place. Sur la gauche du tableau de bord se trouve le bouton de démarreur en Bakélite, qui donne vie instantanément au moteur de compétition.

Son aversion pour Spa-Francorchamps
Clark était parfaitement conscient de la puissance de la voiture, et la craignait même parfois. Le premier essai qu’il avait effectué avec la Jaguar à Charterhall (son circuit local) l’avait perturbé, particulièrement sur la longue ligne droite où, lors de sa deuxième course, les freins s’étaient bloqués, provoquant un tête-à-queue. Mais toute appréhension de ne pas être à la hauteur de la Type D avait disparu dès son premier engagement à l’étranger, à Spa-Francorchamps. Cette course, le 18 mai 1958, allait sceller sa haine de ce circuit, même s’il allait par la suite y remporter de nombreux succès.
Il ne s’était jamais encore frotté à une telle opposition, la grille affichant Carroll Shelby et Masten Gregory, plus Paul Frère, Olivier Gendebien, Ivor Bueb, Jack Fairman et l’ancien copain de classe de Scott Watson, Archie Scott Brown. Accueilli par les averses typiques des Ardennes, Clark était anxieux avant la course mais montra un pilotage de grande maturité, restant largement dans ses limites.

La Lister Ecurie Ecosse de Gregory et Scott Brown lui prenait un tour à une telle allure qu’il en fut secoué presque autant que la Type D, qui faisait un écart provoqué par le souffle. Une autre brève averse surprenait alors Scott Brown, provoquant sa sortie de route et son décès à la suite de l’accident. « Jim est arrivé sur la scène juste après, » rappelle Scott Watson. « Il était très démoralisé, et c’est ce qui a provoqué son aversion pour ce circuit. »
Si Clark pensait que cette Jaguar était trop rapide pour lui, alors Dieu sait ce qu’un simple mortel comme moi est supposé croire mais, ayant calé deux fois, je reconnais que je dois prendre la mesure de l’embrayage — le seul composant un peu difficile de cette machine de course historique. Avec une grille si rapprochée, les passages de vitesses sont très directs mais réclament un mouvement ferme, le levier étant incliné vers l’avant de telle sorte que la seconde paraît être à la place d’une première conventionnelle.
Sur les routes d’Ecosse, le rythme de la Type D contredit son âge et ses performances de vaisseau spatial répondent à son style profilé (surtout comparées à celles de la TR3 de Clark et de la DKW de Scott Watson). Au lieu de deux ans, elle en semble 20 plus jeune que sa devancière, la Type C, particulièrement dans sa configuration d’usine, avec sa dérive prolongeant l’appuie-tête. Si Dan Dare avait été pilote automobile, il aurait utilisé une Jaguar Type D.

A elles seules, les jantes Dunlop en alliage illustrent à quelle point cette machine était avant-gardiste. Alors que Ferrari en était encore aux roues à rayons, la Type D adoptait des techniques de conception et de fabrication, ainsi que des matériaux, plus proches de l’aéronautique que de l’automobile. Quel qu’ait été le succès de la Type C dans les courses d’endurance, c’est la Type D qui a symbolisé la plus grande réussite britannique dans ce domaine.
Comportement impeccable
Filant sur la route B6456 toute droite, sorte de Hunaudières flanquée de deux petits murs de pierre, il est facile d’identifier le pedigree du Mans et, avec si peu de circulation, ce n’est que le courage qui limite les performances de la voiture. Le vrombissement de l’échappement latéral résonnant sur les murets est totalement grisant.
Mais, sur des Dunlop « L » compétition diagonaux, chevaucher la ligne blanche au centre de la route remet rapidement les idées en place, en provoquant un shimmy presque aussi inquiétant que les troupeaux de moutons voisins.

Tout le reste est à la hauteur des performances de la voiture. Les freins sont remarquables, avec une pédale d’une fermeté rassurante, même à froid et, malgré le mauvais rayon de braquage, la direction est parfaitement équilibrée. La seule chose que j’ai en commun avec son ancien pilote est le souhait de ne pas dépasser mes limites, si bien qu’explorer celles de cette machine — en particulier sur route publique — ne semble pas vraiment adéquat. J’en ressens assez pour comprendre que l’arrière de cette Type D pourrait souhaiter prendre son indépendance et, compte tenu des performances impressionnantes de la voiture, il n’est guère étonnant que le futur Champion du monde l’ait traitée avec respect.
Considérant qu’elle fait aujourd’hui partie des meilleures compétitrices en courses historiques, il est incroyable de penser que j’ai couvert plus de 100 km de petites routes, autour de Chirnside, Charterhall et Duns. Même dans la rue principale du village, sous les exclamations des écoliers, la température d’eau reste stable et le comportement impeccable. Le confort est ferme mais, même après avoir conduit sur les petites routes de la région, je suis en pleine forme. Quelques fortes averses essayent de me perturber, mais ne m’atteignent pas tant que nous roulons. Toutefois, une fois à l’arrêt devant la pendule dédiée à Jim Clark, à Chirnside, je suis instantanément trempé.

Pendant la saison 1958, Clark a pris part à 20 courses et les a toutes terminées, remportant 12 fois la victoire. Le dernier meeting auquel il a participé était sur le circuit de Charterhall, avec trois victoires. Mais c’est sa toute dernière course ici, le 28 septembre, qui l’a vraiment décidé à poursuivre une carrière en sport automobile, contre les souhaits de ses parents. David Murray avait engagé Ron Flockhart et Innes Ireland dans une Type D et une Tojeiro Jaguar de l’Ecurie Ecosse. Tous deux bénéficiaient des derniers Dunlop R5, alors que Clark devait se contenter des R3 dépassés. Malgré ce handicap, il a piloté la Type D de l’écurie Reivers aux limites de ses possibilités — probablement pour la première fois — en réussissant à rester au contact des deux voitures largement supérieures de l’Ecurie Ecosse, tant dans l’épreuve sport que Formule Libre. Dans la deuxième course, Ireland partait en tête-à-queue, laissant la deuxième place à Jimmy, juste derrière Flockhart, pilote expérimenté. Comme Clark l’a ensuite écrit dans sa biographie : « Ces deux courses m’ont donné une grande confiance, car j’ai compris que je pouvais me mesurer à des pilotes de ce niveau, en pilotant la Type D à la limite tout en réussissant à ne pas me laisser distancer. »
Cette Jaguar d’occasion déterminait donc le futur du jeune fermier du Berwickshire. Pour moi, en plus de l’incroyable privilège dont j’ai bénéficié, ces quelques heures m’ont rappelé la joie intense que provoque le pilotage d’une voiture rapide sur des routes désertes. Et m’ont rappelé aussi que, avant la fin de l’année 1968, mes deux héros de ce jour-là à Silverstone — mon père et Jim Clark — avaient disparu.

Rebondissements
Sortie des ateliers en 1955, la Type D numéro XKD 517 a été vendue neuve via Henlys à Gilbert Tyrer, un propriétaire de garage de Liverpool, pilote d’une BMW 328. Immatriculée TKF 9, la Jaguar passait en moins d’un an chez les Murkett Brothers (distributeurs Jaguar de Huntingdon) qui engageaient le pilote de Grand Prix Henry Taylor. Il courait la saison 1957 dans la Type D repeinte, signant une victoire à Snetterton et une troisième place à Spa avant que la voiture ne soit vendue à Jock McBain.
Après l’année de Clark avec la Type D, Border Reivers la cédait à Alan Ensoll, qui la modifiait rapidement en XKSS. Son propriétaire suivant, Bob Duncan, courait ainsi en Irlande du Nord avant qu’elle ne passe en 1964 chez l’avocat Bryan Corser. Celui-ci lui rendait sa forme Type D d’origine, la peignait vert anglais et la conservait jusqu’en 1979 où elle était achetée par Willie Tuckett qui l’engageait en courses historiques.
Neil Corner en faisait l’acquisition au milieu des années 1980 et la gardait 20 ans. Elle changeait de mains en 2006 et son nouveau propriétaire, Eric Heerema, la faisait restaurer et lui rendait sa teinte blanche. Il la cédait en 2009 à son actuel propriétaire.
Jaguar Type D :
Période/Production 1954-1957 / 62 ex. (plus 16 XKSS)
Construction semi-monocoque en magnésium, avec berceau tubulaire avant en acier
Moteur fonte, culasse alliage, six-cyl. en ligne, 2 ACT, 3 442 cm3, culasse « crossflow », 3 carbus Weber DC03 double-corps
Puissance maxi 250 ch à 6 000 tr/min
Couple maxi 34,3 mkg à 4 500 tr/min
Transmission 4 rapports manuels synchronisés, propulsion, différentiel autobloquant
Suspension ind. à l’av par triangles, barres de torsion longitudinales, barre antiroulis ; pont ar rigide, bras tirés, barre de torsion transversale ; am télescopiques av/ar
Direction à crémaillère
Freins à disques (324 mm), servo Plessey à pompe commandée par la boîte de vitesses
Lxlxh 3 910 x 1 660 x 1 120 mm
Empattement 2 300 mm
Poids 875 kg
0-100 km/h 4,7 sec. Vitesse maxi 260 km/h (en fonction du rapport de pont)
Prix neuve 3 633 £ (1954) Cote à partir de 6 millions €