
Envoûté par l’Aston Martin Jet, Mick Walsh évoque l’histoire de la seule DB4 GT réalisée par Bertone. Plus de 50 ans après sa présentation, elle occupe encore le devant de la scène.
Si vous enleviez tous les badges de la sensationnelle Aston Martin Jet 1961, il serait difficile d’établir le lien entre ce chef-d’œuvre de Bertone et la traditionnelle marque anglaise. Elle est née dans un monde marqué par la Guerre Froide, à une époque où fusées et chasseurs à réaction faisaient encore les gros titres, et où les spectateurs se pressaient devant les écrans de cinéma pour admirer Anita Ekberg dans la Dolce Vita de Federico Fellini. Il n’est donc pas étonnant que sa ligne pure et séduisante évoque ces années mouvementées. Même 50 ans après, il n’est pas difficile d’imaginer le genre d’influences qui se concentraient dans le bouillonnant studio de Turin.

Devant le dessin spectaculaire de la Jet, on se surprend à des réactions contrastées : l’avant effilé, dans la ligne des phares et avec ses pare-chocs boomerang, précède de deux ans la Ferrari 250 GT Lusso de Pininfarina, mais l’arrière plus banal est moins abouti. Le profil, qui présente d’importants porte-à-faux avant et arrière, masque parfaitement l’empattement ramassé du châssis raccourci de la DB4 GT et l’élégant pavillon a fins montants est un trait typique des GT de Bertone, qui trouvera son apogée douze mois plus tard sur la fantastique 250 GT châssis court « nez de requin ».
Dès les premiers projets de Jet, la hauteur des flancs, imposée par celle du six-cylindres double arbre, est clairement une préoccupation de l’équipe de stylistes et il en résulte des bas de caisse de teinte plus claire permettant d’alléger le profil. L’habitacle est lui aussi transformé. Le grand volant bois avec son monogramme DB bleu et les compteurs Smiths à fond noir sont certes signés Aston Martin, mais la platine centrale style Facel avec ses six instruments tournés vers le conducteur, le dessus de planche de bord qui en épouse la forme et les garnitures molletonnés constituent autant de détails audacieux s’éloignant de la très traditionnelle DB4 de série. « Elle a des morceaux de Ferrari, Aston, Iso et Corvette, » indique Martin Port, notre directeur artistique, « mais elle semble chercher son identité. »

La Jet n’est pas la première création de Bertone pour la firme de David Brown. En 1953, Nuccio Bertone demande à son meilleur styliste Franco Scaglione de dessiner un cabriolet sur la base de la nouvelle DB 2/4. Avec sa ligne voluptueuse, sa calandre Aston simplifiée et son pare-brise bas, ce prototype préfigure le style caractéristique et taillé à la serpe de l’Arnolt-Bristol.
L’année suivante, c’est au tour de Giovanni Michelotti de concevoir une nouvelle Aston. Sous presque tous les angles, son cabriolet 2+2 peut être confondu avec une Ferrari, mais il comporte une imposante calandre équipée de phares additionnels et dont la grille coupe-frites est entourée d’un épais jonc chromé.

A la suite de la brillante collaboration avec Alfa Romeo ayant débouché sur la Sportiva et les BAT, Bertone réalise un autre cabriolet DB 2/4. Il reprend certains éléments à la mode, comme un pare-brise panoramique et de fins pare-chocs, mais la calandre Aston domine à nouveau l’avant de la voiture.
Prenant un nouvel élan avec le contrat de production des carrosseries d’Alfa Romeo Giulietta Sprint, Bertone adopte alors pour ses prototypes une approche plus mesurée. Ainsi, les visiteurs du Salon de Turin 1957 peuvent découvrir un coupé suprêmement élégant.

Scaglione quitte Bertone à la fin des années 1950 et il est remplacé par le jeune et brillant Giorgetto Giugiaro. Né en 1939 à Garessio, dans la province de Cuneo, celui-ci souhaite à l’origine être peintre mais modifie ses ambitions lorsque, à l’âge de 17 ans, Dante Giacosa lui propose d’entrer au studio de style Fiat, comme apprenti. Après trois ans d’apprentissage, Giugiaro n’a cependant pas perdu l’envie d’étudier les Beaux-Arts et se tourne vers Bertone pour trouver un travail qui lui permettrait de financer ses études.
Le Salon de Genève devient une vitrine pour les travaux du jeune styliste italien, qui démarre avec son premier projet pour le constructeur indépendant Gordon-Keeble. Les coupés élégants deviennent la signature de Giugiaro au début des années 1960, avec une série de très beaux dessins dont l’Alfa 2000 Sprint, la Giulia Sprint GT et l’Iso Rivolta, mais il trouve plus de plaisir dans les projets moins contraignants de prototypes exotiques.

Sa deuxième star de salon, dévoilée aussi à Genève, est l’Aston Martin Jet. Basé sur le dernier des 75 châssis de DB4 GT, le coupé de Giugiaro offre un contraste saisissant avec la version Touring « de série » et la berlinette allégée signée Zagato.
L’empattement plus court (de 10 cm) constitue la base de la GT de Bertone, commandée par un gentleman italien inconnu. Contrairement à la Zagato, résolument orientée vers la compétition, la Jet se concentre sur le style car le poids de la carrosserie en acier, au lieu de l’aluminium, annule de toutes façons le bénéfice des 62 ch supplémentaires de la DB4 GT.

« Seuls les bas de caisse latéraux, avant et arrière sont en aluminium, » indique Kingsley Riding-Felce, le directeur d’Aston Martin Works qui connaît cette voiture mieux que personne car il a dirigé sa remise en état dans les années 1980. « Tout le reste est en acier. Bertone a dû fabriquer de l’outillage, ce qui laisse penser qu’il espérait produire une petite série. »
Peinte à l’origine en vert clair métallisé avec sellerie cuir gris clair, la Jet est un peu éclipsée par l’invasion britannique, au Salon de Genève qui ouvre la saison au mois de février 1961. Avec 22 marques anglaises contre 12 américaines et 10 italiennes, c’est une année importante pour l’industrie automobile britannique. Le coupé Jaguar Type E vole la vedette à tout le monde, monopolisant la presse. La nouvelle voiture de Bertone se heurte aussi à une forte concurrence d’autres carrossiers : Zagato présente sa DB4 GTZ, Fissore une Fiat Multipla et Frua une Maserati 3500 GT. Aujourd’hui, les magazines se battraient pour bénéficier d’un scoop sur cette machine étonnante, mais à l’époque cette Aston Martin exceptionnelle ne déclenche que quelques commentaires réservés. « Comme souvent avec les carrosseries spéciales, l’avant semble vulnérable dans les conditions de circulation actuelles, » écrit The Autocar, alors que The Motor considère que l’intérieur comporte « une intelligente platine centrale recevant les instruments secondaires. » Et c’est tout !

Dernière des 30 DB4 GT à conduite à gauche, la Jet prend la direction de Beyrouth après une deuxième apparition publique au Salon de Turin, puis part aux États-Unis. Ignorée pendant longtemps, elle est retrouvée il y a une trentaine d’années par Victor Gauntlett, président d’Aston et collectionneur de voitures anciennes, qui la fait rapatrier à l’usine.
« La voiture était en triste état, » rappelle Riding-Felce. « Le moteur avait pris feu, un problème habituel avec les carburateurs Weber car le filtre à air peut se remplir d’essence et s’enflammer. Le capot était brûlé et la rouille avait attaqué la carrosserie en acier. »

Finalement, Gauntlett cède la voiture à Hans-Peter Weidmann [designer suisse connu pour son mobilier], avec dans l’accord l’engagement que l’usine remettrait la voiture en état. « C’était un gros travail, car nous avons dû fabriquer de nouveau panneaux de portes et des pare-chocs neufs en cuivre, » explique Riding-Felce. « Il était particulièrement difficile de les adapter à la carrosserie et d’obtenir les jeux corrects, mais nous voulions être aussi proches que possible de l’origine. Les instruments ont dû être refaits et nous avons passé du temps à rechercher en Italie les commandes manquantes. Il a fallu fabriquer un nouveau réservoir d’essence, qui trouve tout juste place dans le coffre sous la roue de secours. La Jet était très bien fabriquée, vraiment dans le but de rouler. Le style n’est pas très Aston, mais nous ne nous sommes jamais lassés de la contempler. »
Une fois terminée, la Jet prend part au circuit complet de concours d’élégance, à commencer par Pebble Beach où Weidmann obtient avec bonheur le premier prix de la catégorie carrossiers italiens. L’élégant coupé gris apparaît ensuite dans les plus grands concours des années 1990, récoltant des premiers prix de catégorie en 1991 au concours Louis Vuitton de Hurlingham, puis à Bagatelle l’année suivante. Rares sont les voitures effectuant une deuxième visite à Pebble Beach, mais la Jet y retourne en 1997 pour un hommage spécial à Aston Martin.

En 2001, elle revient en Italie pour la première fois depuis sa naissance, et Weidmann le fait avec style : alors que la plupart des voitures arrivent à Villa d’Este sur un plateau, le passionné suisse prend le volant pour traverser les Alpes jusqu’à l’hôtel fameux.
Il décroche une victoire de catégorie devant une forte concurrence Ferrari, et obtient finalement le Best of Show, en plus du prix du plus long trajet effectué pour venir. D’autres prix lui sont encore attribués aux concours de Düsseldorf, Bâle, Schwetzingen, Louis Vuitton, New York et Het Loos. Et quand celui de Pebble Beach envisage un hommage à Bertone en 2007, la Jet est à nouveau sur la liste des invités. « Hans-Peter me disait que la Jet était la clé d’or, » se souvient Riding-Felce. « Elle ouvrait pour lui les portes de tous les évènements majeurs. »

Non seulement Weidmann appréciait le style unique de la Jet, mais il aimait aussi la conduire, ayant parcouru 55 000 km au volant : « Il n’hésitait pas à se rendre à Newport Pagnell pour une révision, et sur la route il ne faisait pas de la figuration. Il m’a emmené un jour pour une démonstration et conduisait de façon très engagée. » En plus de voyages en France, Angleterre et Italie, Hans-Peter avait parcouru en une nuit les 1 500 km séparant San Francisco de Vancouver, une performance difficile même avec une voiture moderne ! Grâce à l’énorme réservoir de 170 litres, il n’avait eu besoin que d’un ravitaillement. « Elle était conçue comme grande routière, et c’est ainsi que je l’utilisais, » indiquait Weidmann dans une précédente interview.
« Hans-Peter était extrêmement sympathique, un véritable anglophile, » indique encore Riding-Felce. « Il adorait les Aston, et en particulier les carrosseries spéciales. Il possédait une DB6 shooting brake et une berline V8, en plus de la Jet. Il préférait les blazers aux costumes trois-pièces et appréciait toujours ses visites de l’usine. Une personnalité positive, qui nous manque. »
Malheureusement, Weidmann est décédé l’an dernier et la Jet a été confiée à Bonhams pour être la star de la vente Aston Martin du 18 mai à l’usine de Newport Pagnell. Changeant de mains pour la première fois depuis 30 ans, elle a atteint 3 844 000 €, une vraie reconnaissance de son exclusivité. « Hans-Peter n’aurait pas souhaité que la Jet disparaisse au fond d’un garage, et j’espère que nous aurons l’occasion de la revoir rouler, » conclut Riding-Felce.
Remerciements à Bonhams (www.bonhams.com) et Kingsley Riding-Felce (www.astonmartinworks.com)