Le joyau de la couronne

Bugatti Type 59 1933

© Classic & Sports Car / Peter Spinney

Il n’est pas de Bugatti plus historique ou authentique que ce Type 59 ex-roi Léopold de Belgique. Cette version routière d’une extraordinaire machine de Grand Prix devait être mise aux enchères à Londres le 1er avril prochain par Gooding & Company avec deux autres Bugatti, une Type 35C et une Type 57S Atalante. L’occasion de raconter à nouveau son histoire.

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Il est rare de trouver une voiture ancienne « dans son jus ». Cette Bugatti 59 merveilleusement patinée n’a eu, en soixante-quinze ans, que cinq propriétaires, dont un roi faisant preuve du goût le plus sûr en matière d’automobiles. En outre, il s’agit d’une des réalisations les plus avancées d’Ettore Bugatti en matière de voitures de Grand Prix. Ajoutez-y que dès ses premières courses — pilotée par un futur héros de la résistance — elle s’est révélée parmi les plus rapides des voitures de compétition françaises, et vous commencez à comprendre pourquoi le châssis 57248 reste l’un des bolides de Molsheim les plus convoités. Autre élément-clé de la mystique entourant cette voiture spéciale, des apparitions publiques réduites au minimum pendant près de huit décennies. Cette version routière d’un modèle de Grand Prix aurait aussi bien pu succomber à une reconstruction sans âme perdant à jamais sa patine historique. Elle a au contraire survécu pour devenir l’une des Bugatti les mieux préservées au monde. 

Les registres de Molsheim relatifs aux voitures de courses sont succincts. Il est par conséquent impossible de retracer les débuts de chacune des six Grand Prix Type 59. Ce problème d’identification repose sur le fait que les Bugatti de course sont référencées selon les numéros de moteur et non les caractéristiques de châssis, mais il ne fait aucun doute que cette voiture a été développée à l’origine en vue d’affronter les nouvelles Alfa Romeo Tipo B. Pour beaucoup, la 59 représente la quintessence de la voiture classique de Grand Prix, avant que le Blitzkrieg allemand ne fasse débouler de titanesques machines profilées, à suspension indépendante sur les quatre roues.

Les fans de Bugatti feront, comme moi, l’éloge de ses fabuleuses proportions et de ses merveilleuses roues à rayons fins, mais le réalisme oblige à dire que cette remplaçante de la 51 est alors trop lourde, trop désuète et arrive trop tard. Le bilan du Type 59 se limite à deux véritables Grand Prix, et les experts en Bugatti pensent que « 57248 » est l’une des quatre voitures de l’équipe engagée à Spa en 1934. René Dreyfus arrive en tête d’un heureux doublé pour Molsheim après que les Alfa aient été accidentées. Plus tard, lors du GP d’Algérie, Jean-Pierre Wimille bat les Italiens pour la deuxième fois d’affilée et remporte une victoire bienvenue alors que l’entreprise traverse une période difficile. Handicapée par son poids, une puissance limitée, une boîte de vitesses dépassée et des freins médiocres, la 59 affiche cependant un comportement et des trajectoires magnifiques. “Une voiture extraordinaire, superbe en courbes rapides et dont les dérapages se contrôlent merveilleusement,” affirme le pilote de courses historiques Neil Corner, qui peut comparer avec les Alfa qu’il connaît aussi bien. “La 59 se comportait beaucoup mieux que mon Alfa P3.”

© Classic & Sports Car / Peter Spinney

Ne bénéficiant pas de l’aide de l’État, à la différence des équipes italiennes et allemandes, la petite maison Bugatti ne parvient à survivre qu’en produisant de luxueuses routières et des moteurs d’autorails. Compte tenu de ses maigres finances, Ettore ne manque jamais une occasion de vendre ou recycler ses voitures de course. Quatre des splendides Type 59 sont vendues en 1935 à des admirateurs anglais tandis que la cinquième est modifiée pour les courses de Formule Sport. Avec son réservoir d’huile sur la gauche du cockpit, la 59 est déjà une quasi-biplace. Il n’est donc pas difficile de transformer cette peu compétitive machine de Grand Prix en une voiture de sport performante. Quand l’écurie Bugatti arrive au Grand Prix du Comminges 1936 (une course de Formule Sport, comme beaucoup des épreuves françaises d’avant-guerre) avec deux 59 dotées de moteurs de 57G sans compresseur, les concurrents sont stupéfiés par son audace. Les voitures respectent la lettre du règlement, mais pas l’esprit. A l’instigation des pilotes Delahaye, il est même envisagé un boycott au cas où les Bugatti prendraient le départ. Charles Faroux, le directeur de l’épreuve, laisse finalement les 59 s’aligner. Après s’être égaré dans le sable pendant la séance d’essai, Wimille domine les deux courses sur le circuit pyrénéen. 

Ce succès controversé amène Jean Bugatti – directeur de l’écurie — à faire évoluer les choses. La voiture victorieuse du GP de Comminges est donc développée spécifiquement en vue de participer aux courses de Formule Sport en 1937. Les modifications comprennent une nouvelle boîte quatre vitesses entièrement synchronisée, à carter sec et dotée de deux pompes à huile alimentées par un réservoir situé dans la poupe. De nouveaux bras oscillants, développés pour les derniers modèles de Grand Prix, améliorent le guidage de l’archaïque essieu arrière rigide. La carrosserie est modifiée à la hâte avec des portières basses, une poupe arrondie enveloppant la roue de secours, un tableau de bord en bois s’étendant sur toute la largeur du cockpit et un seul saute-vent. Des ailes vélos et de petits phares sont également montés. Afin d’apaiser les doutes des concurrents, on attribue à ce châssis le numéro de série 57248 et l’immatriculation 344 NVV.

© Classic & Sports Car / Peter Spinney

La première épreuve majeure de 1937 se déroule le 21 février à Pau, où Wimille intègre un plateau exclusivement français, aux côtés des Talbot T150 et Delahaye 135. Bien qu’il souffre de la grippe, il domine la course et termine avec un tour d’avance. Curieusement, sur ce circuit urbain de 2,7 km, il n’est en retrait que de deux secondes par rapport à son meilleur temps de l’année précédente, avec une voiture à compresseur et configuration Grand Prix.

En mai, la « grand-mère » est expédiée par bateau en Tunisie où elle participe à un GP de voitures de sport en trois manches, sans ravitaillement. La démultiplication de la Bugatti est trop courte pour ce circuit rapide de 12,5 km à proximité de Carthage. Un nouveau pont arrière doit donc être monté. Wimille mène les débats devant son rival, Raymond Sommer, sur Talbot. Toutefois, une erreur du directeur de course sur le drapeau à damiers amène la Bugatti à faire un tour de trop, dans la première manche, ce qui va compromettre son autonomie. Après avoir dominé les deux premières manches de 100 km, Wimille est en vue de l’arrivée lorsque le huit cylindres cafouille et s’arrête, faute d’essence. La lucrative récompense est perdue et, par précaution, un second goulot de réservoir sera ensuite posé pour permettre de vérifier le niveau de carburant. Une semaine plus tard, débarrassée de ses ailes et phares, la 59 Sport remporte le Grand Prix de Bône, en Algérie. De retour en France, avec un nouveau carénage encadrant son élégant radiateur, elle est étonnamment surclassée lors du Grand Prix de Marseille, à Miramas, par les Talbot améliorées de Sommer et Comotti. La bataille se termine par une casse moteur pour les Bugatti de Wimille et Dreyfus.

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La dernière course de Wimille aux commandes de la 59 version Sport a lieu le 18 juillet lors du GP de la Marne, à Reims. Le Français bat haut la main toutes les Talbot et les nouvelles Delahaye 145 V12. Sur le circuit champenois ultra rapide et sous un soleil de plomb, Wimille rattrape le temps qu’il perd lors de ses ravitaillements fréquents. Il couvre les 490 km et 63 tours de l’épreuve avec trois minutes d’avance sur la Talbot d’Albert Divo.

Toujours ravi de vendre ses voitures de course, Ettore n’est pas surpris lorsque son client le plus illustre, le roi Léopold de Belgique, manifeste son intérêt pour la 59 version route. La « grand-mère » n’a certes jamais affronté les Alfa 8C 2900 A Spider Corsa, mais elle est indiscutablement l’une des sportives les plus rapides au monde et cela suffit pour séduire le souverain passionné d’automobiles.

On ignore les termes exacts de la transaction. Certains suggèrent que la voiture a été offerte au monarque favori d’Ettore. D’autres pensent qu’elle a été en partie échangée contre la 51 Grand Prix du roi. Toujours est-il que de nouvelles modifications sont apportées, parmi lesquelles des phares intégrés à la carrosserie et un carénage de calandre plus profilé. On ignore dans quelle mesure Leopold III se sert de sa dernière Bugatti durant cette période troublée de son règne, mais il la fait repeindre en noir, sa couleur favorite pour ses automobiles, avec une bande jaune rappelant la couleur de course officielle de la Belgique. La peinture bleue originelle n’a même pas été poncée : elle transparaît clairement aujourd’hui dans les zones où le noir a pâli.

© Classic & Sports Car / Peter Spinney

En 1967, le passionné belge Stéphane Falise apprend que les Bugatti du roi sont remisées au château d’Argenteuil à Waterloo (Belgique). Il adresse donc à la maison royale une demande officielle et, à son grand étonnement, finit par acquérir la voiture. La voiture n’est guère visible durant les deux décennies suivantes. L’histoire dit que la seconde épouse du roi Leopold, la princesse Lilian de Réthy, essaie de la récupérer, sans succès, après la mort de son époux en 1983. En 1989, Falise vend la voiture à Bob Rubin, un Américain fin connaisseur des voitures et plus particulièrement intéressé par les machines en excellent état d’origine. Lorsque 57248 arrive aux États-Unis, Rubin donne pour instruction à Leydon Restorations, en Pennsylvanie, de préserver sa remarquable authenticité tout en entreprenant une réfection mécanique complète. A la fin des travaux, lorsqu’elle sort de l’atelier de Bucks County Farm, la voiture affiche l’aspect qui était le sien lors de son arrivée en Belgique, mais sa mécanique est refaite. Steve Earle, initiateur des courses de Monterey, se voit confier la voiture à Laguna Seca puis, en 1994, la fameuse Bugatti noire, dotée de l’immatriculation MFF 459, revient en Europe pour participer au Rallye International Bugatti en Italie.

A la fin des années 1990, Anthony Wang, collectionneur américain de Ferrari, acquiert la 59. Guère emballé par la conduite des modèles d’avant-guerre, il la sort rarement de sa remarquable collection de Long Island. Début 2008, une rumeur circule parmi les bugattistes selon laquelle « 57248 » serait finalement revenue en Europe.

La voiture passe chez Tim Dutton, éminent spécialiste Bugatti, qui lui prodigue des soins attentifs en vue d’une restauration pertinente. Il livre un fascinant exposé sur la conception de la plus fameuse des dernières Bugatti de Grand Prix. “Selon moi, l’âge d’or correspond aux Type 35 et 51, quand Molsheim avait les fonds lui permettant de développer des idées neuves,” explique-t-il. “Les finances étaient vraiment à sec en 1933 et la priorité était donnée aux modèles de route. En outre, Jean Bugatti était bien meilleur dessinateur de carrosseries qu’ingénieur. Et, à l’époque, Ettore s’intéressait moins aux Grands Prix. Peut-être les progrès spectaculaires réalisés par Mercedes et Auto Union – grâce à des subventions d’État – l’avaient-ils découragé.” Pour Tim Dutton, le design de la Type 59 était dépassé dès le départ : “Bugatti a insisté pour garder l’essieu arrière rigide, ce qui n’est pas très important quand on roule sur une piste moderne mais, sur les circuits bosselés, la voiture était très limitée. Le châssis reprend les points forts de la Type 35 avec un avant rigide et un arrière plus souple. Sa rigidité se concentre sur tous les points-clés. Les fixations moteur raffermissent le châssis, ce qui facilite le travail de la suspension. Je ne pense pas que Bugatti comprenait bien les centres de roulis. La rigidité était donc la seule solution.”

© Classic & Sports Car / Peter Spinney

On comprend aisément pourquoi quelques répliques de Type 59 ont été produites : son moteur n’est jamais qu’un développement du Type 57. “Le bloc est le même, mais avec un carter sec et un profil de cames différent. Pour les courses de Formule Sport, plus longues, l’ordre d’allumage était modifié de manière à adoucir le fonctionnement. La boîte de vitesses de la version Sport a été développée à partir de la 55. C’est une boîte adorable et solide, dotée d’une bonne commande.”

L’un des problèmes posés par les premières Type 59 était le guidage du train arrière, les demis-cantilevers inversés souffrant de distorsion à l’accélération. “Heureusement, les voitures ultérieures avaient des bras oscillants,” poursuit Tim Dutton. “Le train avant, composé de deux demi-essieux reliés par un manchon, visait lui aussi à surmonter les inconvénients de l’antique essieu rigide, notamment lors de freinages sur pistes bosselées. Le train avant en deux parties neutralisait les trépidations. Le pont arrière à double démultiplication permettait d’abaisser l’arbre de transmission et donc le centre de gravité, mais c’était une vraie prise de tête.” Certains restaurateurs « non-bugattistes » critiquent la complexité des amortisseurs de Ram, mais pas Dutton : “Ils ont dû coûter une fortune et seul un expert peut les régler. Mais, une fois encore, il ne faut pas oublier le mauvais état des circuits routiers dans les années 1930.”

Les roues, spécifiques à la Type 59, intègrent des tambours dans les moyeux. Ces jantes peuvent paraître exagérément complexes en regard des classiques roues fils, “mais elles étaient beaucoup plus faciles à fabriquer, plus légères et tout aussi solides. Compte tenu des contraintes infligées à la roue, les fils droits offrent un bon support latéral à la jante. Mieux encore, il n’y a aucune charge torsionnelle sur le moyeu ou le tambour. C’est du Ettore tout craché. Il voulait toujours être différent. Si la Type 59 était apparue en 1929, ç’aurait été une voiture sensationnelle,” conclut Tim Dutton, “mais, en 1932, Bugatti avait vraiment besoin d’un nouveau concept. Aujourd’hui, avec des jantes à voile plein, une Type 59 devrait battre une ERA – mais ce serait un sacrilège en regard de ses magnifiques cordes à piano.” 

Il n’est guère étonnant que la 59, plus large et plus basse que le Type 51 qu’elle remplace, soit devenue la référence suprême en matière de Bugatti de course. Pour le prouver, il faudrait rééditer le concours de la sportive la plus rapide, organisé par le magazine Autocar en 1938. Y a-t-il des propriétaires d’Alfa, Talbot ou Delahaye prêts à relever le défi ?

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