
Produite par l’usine en très faible quantité, la 964 « Flachbau » était la version ultime des Porsche personnalisées. Nous avons approché une de ces voitures extrêmement confidentielles.
Le silence qui suit est un peu embarrassé. Peut-être quelque chose s’est-il perdu dans la traduction, à moins que le problème soit lié à la prononciation : « Flachbau » [« nez plat », ou « Flatnose »] n’est pas si facile à dire et a pu sonner comme un juron. Quoi qu’il en soit, notre interlocuteur refuse de croire que cette Porsche a quitté l’usine telle quelle. La voiture l’intrigue, mais il aimerait savoir qui l’a customisée. Nos réponses ne le satisfont pas, et son regard nous dit : « Êtes-vous donc aussi bêtes que vous en avez l’air ? »
Son incrédulité est compréhensible. En fait, le constructeur ne s’est guère préoccupé de faire connaître cette version ultra-rare. Oui, c’est une version de série, et oui, elle a été customisée. C’est juste que les mots « de série » et « customisée » sont relatifs. Elle a été certes produite par Porsche, mais au sein de son atelier spécial (appelé aujourd’hui Porsche Exclusive). De plus, la plupart de ces modèles ont été vendus avant même que l’encre des communiqués de presse ne soit sèche. Et par « communiqués de presse », nous voulons dire un simple mémo envoyé aux distributeurs. Il y avait déjà eu une Flachbau en 1986, sur la base de la 930, moins confidentielle et dotée de phares escamotables classiques. Mais cette fois, même les traders de la City qui avaient fait main basse sur cette génération précédente auraient eu des difficultés à obtenir celle-ci ; pour autant qu’ils en aient connu l’existence.
Revenons en 1993 : une 964 Turbo standard coûtait quelque 760 000 francs, mais il fallait compter presque le double pour un exemplaire tel que celui de ces pages. Sans oublier que de bonnes références pouvaient être utiles pour en décrocher une. Ainsi, celle-ci a été achetée neuve par le sultan du Brunei. Et même alors, il y avait des différences dans la forme et les spécifications. Elle est parfois considérée comme la dernière vraie Porsche de fabrication artisanale.

Pour mieux comprendre sa place dans l’histoire de la marque, il faut d’abord mesurer à quel point la 964 de série était différente de la précédente 911. Elle ne reprenait que 13% de sa devancière. Présentée en janvier 1989 sous la forme Carrera 4, la 964 était un tour de force technique qui s’appuyait en partie sur les extraordinairement complexes 959/961. Ce n’était en tout cas pas une banale 911.
Pour commencer, elle comportait une transmission intégrale et abandonnait les barres de torsion des modèles précédents au profit de jambes MacPherson avec arbres semi-tirés. D’accord, elle ne bénéficiait pas de la sophistication électronique et des système de répartition de couple des bolides du Groupe B, mais elle affichait une motricité fantastique et l’ABS Bosch était issu du système de la 928 S4. La direction était même assistée. C’était une véritable révélation, et la propension qu’avait le train arrière à échapper à tout contrôle n’était plus qu’un lointain souvenir. Il n’y avait plus de flirt avec la sortie de route, même pour les pilotes ne sachant pas faire la différence entre freiner et virer. De plus, le 6-cylindres à plat 3,6 litres refroidi par air développait 250 ch dans sa configuration standard.

Ensuite, la forme (à part le pavillon, quelques panneaux et le capot) avait peu en commun avec la version précédente. A l’avant, elle présentait un nouveau bouclier avec orifices de refroidissement et phares additionnels. L’arrière comportait des feux enveloppants et un spoiler électrique qui se déployait à 80 km/h. Il en résultait une allure plus douce que celle que nous connaissions. De plus, le thème s’est rapidement enrichi d’une interminable série de variations.
En octobre 1989, Porsche a proposé la Carrera 2 (propulsion) en coupé, Targa et cabriolet. En janvier 1990 est apparue la transmission semi-automatique Tiptronic et, deux mois plus tard, le constructeur ajoutait à la gamme la redoutable 3,3 litres Turbo (avec moteur « 930 »). Pour rendre les choses encore plus confuses, le kit « Turbo look » a été proposé en option sur le coupé et le cabriolet Carrera 2 à partir d’août 1991, sans oublier la version Speedster lancée en février 1993. Quand à la Turbo, elle a reçu le moteur « M64 » 3,6 litres lors de sa relance en octobre 1992. Puis il y a eu la Turbo S, l’extraordinaire Carrera RS, la fantastique Carrera RS 3.8… Bon, vous avez compris.

C’était comme s’il ne s’écoulait pas une semaine sans une permutation entre une nouveauté et une disparition, certains modèles en série limitée disparaissant aussi vite qu’ils étaient venus. Cette approche confuse était sans doute claire pour les passionnés de Porsche, mais déroutante pour les non initiés. Malheureusement pour Porsche, les deux camps semblaient très peu sensibles aux charmes de la 964 et le modèle s’est vendu en quantité moins importante que la version précédente, et même que la suivante, la 993 dévoilée en décembre 1993.
Compte tenu de la prospérité que connaît aujourd’hui le constructeur de Zuffenhausen, on oublie facilement que la situation n’était pas aussi rose il y a 25 ans. En fait, elle était assez médiocre, le modèle économique de Porsche imposant qu’un grand nombre de modèles soient issus du même design de base. Bien sûr, de nombreux constructeurs se seraient contentés de cette situation « médiocre ». Avec ses 62 172 exemplaires, la 964 a joué un rôle d’intermédiaire entre les 911 « classiques » et les modèles sophistiqués des années 1990 et suivantes.

De plus, elle est à l’origine d’une des curiosités les plus étonnantes de Weissach, sous la forme de la présente 964 Flachbau. Comme cela se produit souvent dans ce genre de cas, une certaine confusion entoure cette série obscure, une des raison étant que certaines Flachbau n’ont pas eu, euh, de nez plat. Selon la légende, un mémo aurait été diffusé en 1993, peu avant le lancement de la 993. Une ultime 964 de fin de série devait être proposée discrètement mais, Porsche étant Porsche, elle serait disponible en quatre versions basées sur la Turbo. Chacune offrait un ensemble de modifications esthétiques en plus de performances supérieures. Il y avait pour le marché japonais dix exemplaires de X83 avec phares escamotables à l’ancienne et bandes latérales, pour le reste du monde 27 versions X84 avec phares style 968 relevables, pour le marché américain 39 versions X85 avec ces mêmes phares, mais aussi, pour tout simplifier, 17 voitures comportant toutes les modifications, à l’exception du nez plat…
Ces modifications de carrosserie incluaient un nouveau spoiler avant et des prises d’air arrière identiques à celles de la 959. Certaines de ces pièces étaient réalisées par Tech Art, mais toutes ces voitures étaient légèrement différentes les unes des autres, à commencer par l’aménagement intérieur. Il était possible de personnaliser son exemplaire, depuis le type de haut-parleurs jusqu’aux commandes de sièges électriques, via un pare-brise teinté dégradé et bien d’autres choses encore. Au total, 51 clients ont choisi le moteur X88 3,6 litres Turbo S, comme ici, modifié avec des culasses et des collecteurs d’admission spéciaux, un radiateur d’huile supplémentaire et un système d’échappement à quatre sorties.

« Notre » voiture a eu droit à pratiquement toutes les options, ce qui n’est guère surprenant compte tenu de la personnalité de son premier propriétaire. Garée dans Londres, dans le quartier de la City, elle ne paraît pas déplacée 26 ans après sa sortie d’usine. Elle affiche une allure agressive dans sa teinte noir métallisé, posée sur ses jantes Carrera de 18 pouces : il n’y a pas ici de beauté poétique, juste le confort de quelque chose d’identifiable. Vous percevez toutefois une différence, mais plus subtile que sur la Flatnose de la génération précédente et il vous faut quelques instants pour comprendre où elle se situe. Comme si elle avait toujours été comme cela. Elle doit d’ailleurs quelques traits de style à la 965 mort-née.
En tout cas, nous sommes au bon endroit pour la séance de photos. Tout le monde regarde avec admiration, sans savoir très bien de quoi il s’agit. Mais à l’intérieur, elle reste fidèle à vos souvenirs : contrairement à d’autres machines surpuissantes, vous avez ici une position relativement spacieuse et pouvez apercevoir les quatre coins de la carrosserie. Le tableau de bord et la disposition des instruments sont familiers (après tout, la continuité est la constante de la 911) et les sièges en cuir sont très confortables : ils maintiennent sans serrer. Cela dit, peinture noire et intérieur noir ne sont guère propices à entretenir une température tempérée et la ventilation est tout juste adéquate. Et même si le centre de Londres n’est pas le meilleur endroit pour exploiter une voiture de 385 ch, vous ne tardez pas à apprécier sa taille relativement compacte.

A bas régime, rien d’effrayant. Les expériences passées rappellent que le turbo ne se met vraiment en action qu’un peu avant 4 000 tr/mn et, même là, le 6-cylindres offre une personnalité étrangement proche d’un moteur atmosphérique, en ceci que la réaction est instantanée et la puissance linéaire. Seuls les bruits vous rappellent qu’il y a un turbocompresseur. Ce moteur a du caractère, sans être particulièrement mélodieux, et l’accélération est du genre balistique (de 0 à 100 km/h en 4,7 s). Dans certaines voitures, la sensation de vitesse est gommée, car vous vous sentez légèrement détaché de l’action. Mais pas ici.
De plus, le confort est assez bon malgré les pneus au profil très bas. Il est même possible de franchir les gendarmes couchés sans toucher. La commande de vitesse est un peu délicate, mais la direction est douce et positive. Même quand la circulation se densifie, vous ne vous sentez pas particulièrement perturbé. L’embrayage n’est pas assez ferme pour vous fatiguer le mollet dans les embouteillages, et vous n’êtes pas obligé de hurler pour discuter avec votre passager, en essayant de dominer le grondement d’un multicylindre au ralenti. Dans la même logique, vous n’avez pas besoin de surveiller les instruments en craignant le pire. Après tout, c’est une Porsche.

La seule chose qui est ici intimidante est le prix extrêmement élevé qui était demandé pour cette voiture quand elle était proposée à la vente il y a trois ans. Elle a couvert à peine 1 000 km depuis l’origine et elle est aussi proche d’une 964 Flachbau neuve qu’il est possible de l’imaginer. Trop souvent, les « spéciales » en série limitée présentent un attrait spécifique qui ne se maintient gère dans le temps. Dans le cas présent, la personnalisation ne fait qu’accroître le charme. Un moteur à plat avec un nez plat : que demander de plus ?