Utilitaire musclée

Mercedes 500 TE AMG

© Classic & Sports Car / Will Williams

Le break Mercedes W123 était une excellente voiture, mais plutôt paisible. Jusqu’à ce que quelqu’un ait l’idée de demander à AMG de l’équiper d’un énorme V8…

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Certaines choses sont tellement rares que l’on se demandent parfois si elles existent et, avec le temps, réalité et fiction finissent par se fondre. Imaginez un yéti passant dans un bois en vous jetant un coup d’œil, et vous comprendrez le sentiment que provoque la vision d’un break Mercedes 123 AMG. Il est à des années-lumière du break beige de série, véritable machine à tout faire, qui m’a transporté dans mon enfance. Cette voiture n’a rien de débonnaire et affiche au contraire une allure menaçante dans la peinture noire qui se fond avec les parois de l’entrepôt où nous la découvrons.

L’origine de cette « licorne » remonte aux années 60 et aux ateliers moteurs de Mercedes. Au département développement, les ingénieurs Hans Werner Aufrecht et Erhard Melcher travaillent sur le moteur de compétition destiné à la 300 SE, avant qu’un changement de direction amène Mercedes à abandonner la course automobile. Les deux hommes sont tellement impliqués qu’ils poursuivent leurs travaux au domicile d’Aufrecht, à Grossaspach, à 35 km au nord-est de l’usine. Leur détermination porte ses fruits et, en 1965, lors de sa participation Deutsche Rundstrecken-Meisterschaft, la voiture remporte 10 victoires entre les mains de Manfred Schiek. La réputation s’établit et Aufrecht quitte le constructeur pour lancer sa propre entreprise, entraînant Melcher avec lui en 1967 pour former Aufrecht-Melcher-Grossaspach (AMG).

Ayant pris ses quartiers dans une ancienne usine de Burgstall, AMG commence à préparer des moteurs pour des écuries privées, dont un client qui souhaite faire courir une machine assez improbable, sa propre 300 SEL. Les deux hommes appliquent leur recette à la grosse berline, faisant passer le 6,3 litres à 6,8 litres et la puissance à 400 ch. La voiture est tellement incongrue qu’elle reçoit le surnom de « Red Pig » [« cochon rouge »] mais ses détracteurs (et ceux d’AMG) se font plus discrets quand elle termine deuxième, avec victoire de catégorie, aux 24 Heures de Spa 1971.

© Classic & Sports Car / Will Williams

« J’ai travaillé chez AMG dans ma dernière année d’école, pendant les vacances d’été, » indique Hartmut Feyhl, qui a passé 12 ans chez eux avant de devenir un des préparateurs Mercedes les plus réputés d’Amérique du Nord. « Le bâtiment était très vieux, avec deux postes de travail dotés de fosses, et de grandes portes battantes. Il y avait un mécanicien, Friedrich, jeune frère de Hans, son beau-père qui courait partout pour récupérer des pièces, et moi. A l’étage se trouvait Melcher, qui avait un bureau d’études où il travaillait pour AMG. Cela ne suffisait pas pour survivre et il effectuait des travaux pour d’autres préparateurs ou équipes, fabriquant des arbres à cames de Formule 2 ou modifiant des moteurs Ducati. Tout ce qu’il touchait se transformait en or ; ce qu’il faisait était parfait et personne ne parvenait à suivre. »

Dans les années qui suivent, l’entreprise étend son activité aux voitures de tourisme, avec des améliorations allant de simples modifications de suspension à des transformations moteur. En 1976, à l’étroit dans l’ancienne usine, AMG déménage non loin de là dans un atelier construit spécialement à Affalterbach. L’entreprise est encore de petite taille, avec une douzaine d’employés, et les travaux sur les voitures de particuliers se poursuivent, sans souci de la continuité des modèles ou de la constitution d’une gamme.

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« Tout était fait en interne, » indique Feyhl, « mais nous ne fabriquions pas de pièces distribuées à l’extérieur comme aujourd’hui. Nous n’avions pas de bons freins, ni de suspension adéquate. Si une pièce de voiture plus lourde (voire de voiture blindée) convenait à un modèle plus modeste, comme une barre stabilisatrice ou un pont arrière plus court, alors nous l’utilisions. A cette époque, nous avons réalisé une série de voitures spéciales avec conversion moteur. » C’est pendant sa période d’apprentissage, quand il travaille chez AMG en dehors des heures d’école, qu’apparaît le mythique break Série 123 : « Je me souviens d’un break 123 au rez-de-chaussée, là où étaient réalisés tous les projets spéciaux. Nous en avons produit deux, un noir et un gris métallisé, et j’ai effectué dessus quelques travaux, comme la mise en forme des tubes pour les collecteurs et pour l’échappement. »

Compte tenu de l’exclusivité de ce break 500 TE AMG et de la façon dont il a été fabriqué, il n’est pas étonnant qu’il soit resté sous les radars pendant presque toute son existence, avant d’être découvert en 2013 par Henric Nieminen, passionné d’AMG basé aux États-Unis et producteur de films. Importée d’Allemagne à la suite de son achat par un joaillier californien, et dissimulée depuis à Los Angeles, la voiture est alors en état médiocre, fatiguée d’une vie agitée sous l’implacable soleil de Californie. Pourtant, Nieminen en comprend immédiatement l’importance et l’achète avant de se lancer dans une remise en état, comme il l’a déjà fait avec une 500 SEC AMG trouvée en Arizona quelques années plus tôt.

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Les profanes seraient passés à côté de la voiture sans la remarquer, y voyant un simple moyen d’emmener les enfants à l’école ou de transporter des cartons mais, pour Nieminen, plusieurs indices traduisent autre chose qu’une banale TE. Il y a d’abord les jantes style BBS, qui préfigurent les Penta à cinq branches montées en série sur les AMG à partir de 1983. Un subtil kit carrosserie complète l’aspect extérieur alors que, sous l’habillage, se trouve une suspension arrière anti-affaissement, un différentiel autobloquant et des bras tirés en aluminium de W126 : des modifications inhabituelles pour un modèle abondamment utilisé comme taxi. L’habitacle révèle aussi qu’il s’agit d’une des premières réalisations d’AMG. L’intérieur banal a laissé place à des sièges sport Recaro (portant la date 1979) et le tableau de bord s’est enrichi d’un réceptacle spécifique, correspondant à l’emplacement d’un taximètre et souvent utilisé par AMG pour placer des instruments supplémentaires. L’ensemble baigne dans un cuir souple qui couvre toutes les surfaces.

Mais c’est sous le capot que se cache l’indice principal du caractère exclusif de cette automobile. Au lieu de l’habituel 4 ou 6-cylindres d’une 123, du 2 litres essence ou diesel au 3 litre diesel turbo, un énorme V8 de 5 litres remplit le compartiment moteur. Ce moteur M117 correspond à celui de la 500 SLC C107 et, comme va le découvrir Nieminen, il n’a jamais été attribué à un châssis particulier, ce qui laisse entendre qu’il n’a pas quitté l’usine Mercedes en équipant une voiture spécifique. De plus, il est doté de collecteurs tubulaires spéciaux, avec des brides qui correspondent aux composants AMG de la même époque ; deux radiateurs d’huile additionnels et des fixation moteur spéciales trahissent le mariage du moteur M117 à la coque 123. 

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Malheureusement, les tentatives pour vérifier l’authenticité de la 500 TE n’aboutissent pas, ce qui n’a rien de surprenant pour les passionnés des premières AMG. A l’époque en effet, le préparateur se soucie peu de standardiser une gamme ou de fournir des solutions toutes faites. Sans documentation, il est impossible de confirmer que la voiture a été convertie par AMG à l’époque. Pourtant, tout concourt à montrer qu’il s’agit bien de la version authentique ; la recréer avec une telle perfection nécessiterait une machine à remonter le temps.

Malgré l’évidence de sa signification historique, la voiture a souffert de négligence, ce qui amène Nieminen à prévoir une intervention. Il commence par déposer le moteur, refaire le radiateur et déshabiller le compartiment moteur. La caisse roulante est envoyée chez un carrossier, qui s’assure de l’intégrité de l’ensemble avant d’applique une peinture noire assortie aux nouvelles jantes à cinq rayons : un ajout ultérieur, qui convient bien. Le compresseur de climatisation, les conduites d’essence, la pompe à eau et le thermostat sont remplacés par des neufs.

© Classic & Sports Car / Will Williams

Nieminen démonte les sièges Recaro Ideal-C et c’est là qu’il découvre la date frappée : 6 juillet 1979. Cela confirme qu’ils ont été installés peu après la sortie d’usine de la voiture, et vient soutenir la théorie d’une transformation effectuée avant son exportation aux États-Unis.

Une fois la remise en état terminée, Nieminen utilise plusieurs années cette voiture peu banale, et elle fait même une apparition à la télévision, dans Top Gear, avant de rejoindre une des plus importantes collections européenne de classiques modernes et d’y rester dissimulée parmi des centaines de raretés dont plusieurs AMG « à carrosserie large ». C’est là que nous l’avons rencontrée.

Tourner la clé de contact entraîne le cliquetis des pompe à essence et le ronronnement du démarreur avant un grondement guttural qui remplit le hangar où nous nous trouvons. C’est une sonorité agressive et, même au ralenti, la voiture s’agite, comme un cheval de course sur le point d’être libéré ; elle se calme un peu quand on enclenche le levier de vitesses sur « Drive ». La boîte automatique quatre rapports est parfaitement adaptée à la voiture ; en roulant tranquillement à basse vitesse, on pourrait se croire à bord d’une paisible machine flânant sur un boulevard — si le boulevard en question est une rue d’un quartier chaud de Los Angeles, bordé de palissades fermées au cadenas. Au passage de ce break menaçant le long d’un bloc, même le dealer local baisserait les yeux sur ses chaussures.

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Mais nous sommes en Suisse et notre balade nous emmène dans les collines entourant Genève. Les chiffres de performances précis ne sont certes pas disponibles, mais la puissance du V8 est estimée à 275 ch. Et elle se fait sentir : sur des côtes qui feraient souffler et cracher les meilleurs champions cyclistes, la Mercedes de 1 700 kg accélère sans effort, sur une simple pression de l’accélérateur. Si vous mettez le pied au plancher, le kick-down relance le punch, l’arrière s’écrase et le hurlement des pneus torturés disparaît derrière celui de l’échappement Sebring. C’est le genre de sonorité que pourrait émettre Barry White si vous mettiez le feu à son pantalon. En grimpant dans les tours, le V8 se met vraiment à chanter, avec une vivacité surprenante de la part d’un moteur de cette taille.

Pendant son existence aux États-Unis, cette 500 TE a pu se mesurer avec quantité de breaks dotés d’un essieu arrière rigide et affichant le même dynamisme qu’une poubelle à roulettes. La Mercedes est complètement différente, avec des ressorts fermes et une suspension indépendante qui parvient magnifiquement à contrôler cette lourde machine. C’est toujours un break volumineux, mais qui parvient à afficher une personnalité sportive, surtout quand vous en exploitez les possibilités sur les petites routes qui sillonnent cette région de Suisse.

Après une après-midi en telle compagnie, vous vous demandez pourquoi le constructeur à l’étoile n’a pas eu lui-même l’idée de marier cette merveille de moteur avec sa Série 123. Il est rare de rencontrer un modèle qui combine présence, comportement et performances avec de tels aspects pratiques, et le fait qu’il soit aussi rare ne fait que le rendre encore plus attrayant. Aujourd’hui, la boucle est bouclée puisque cette voiture a retrouvé la terre où elle est née et où elle a été transformée en supercar.

Le manque de documentation pourrait troubler archivistes et historiens, mais pas ceux qui se passionnent pour la recherche des représentantes de cette espèce très rare, celle des premières AMG. D’ailleurs, lors de sa présentation le 12 avril 2019 à la vente RM Sotheby’s de Techno-Classica, à Essen, elle a changé de mains pour la somme rondelette de 143 750 €. Près de dix fois le prix d’une Série 123 « normale », et l’indiscutable reconnaissance de son caractère exceptionnel.

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