Légèreté ou puissance ?

Lotus Elan S3 - Sunbeam Tiger

© Classic & Sports Car / Will Williams

C’est une des questions que pouvaient se poser aux amateurs de voitures de sport, quand ils  hésitaient entre une Lotus Elan et une Sunbeam Tiger.

Acheter ce numéro

Plus qu’aucune autre création de Colin Chapman, la Lotus Elan provoque une sorte de dévotion qui confine presque au religieux. Il est facile de comprendre pourquoi : elle combine des performances de voiture plus prestigieuse et la précision routière d’un scalpel de chirurgien, reléguant ses rivales au rang de besogneuses rustiques.

Considérée dans les années 60 comme le moyen de transport routier le plus rapide d’un point à un autre, avec une tenue de route qui fait encore aujourd’hui référence, elle était débarrassée de tout ce qui ne contribuait pas au pur plaisir de conduite, tout en étant suffisamment civilisée pour attirer une clientèle plus large que l’Elite, sa belle mais capricieuse devancière. De 1962 à 1973, l’Elan a permis à Lotus d’être considéré comme un constructeur sérieux, et Colin Chapman a su l’exploiter en kit ou voiture de série complète, ses talents d’entrepreneur valant bien son génie technique.

Et si l’Elan correspondait à une vision précise, c’était aussi le genre de voiture que l’on attendait de Chapman après son Elite inspirée mais imparfaite. Agile, rapide et riche en astuces pour réduire le poids (et le coût), l’Elan affichait moins de défauts que sa devancière, un attrait plus large et une meilleure marge bénéficiaire. Elle en était déjà à la Série 2 quand la première Sunbeam Tiger est arrivée en 1965 sur le marché, pratiquement au même prix que la Lotus. Lancée au Salon de New York de 1964 et initialement destinée uniquement au marché américain, la Tiger était la dernière chose que l’on pouvait attendre de Rootes : l’Alpine dont elle était issue était le cabriolet le plus calme du marché, et Rootes était connu pour ses berlines familiales et non pas ses sportives radicales. On était à cent lieues du credo de Chapman de recherche de légèreté.

Par conséquent, au premier abord, l’Elan et la Tiger forment un duo bizarre, un couple mal assorti. A 4,06 m de long, la Sunbeam mesurait 35 cm de plus que la Lotus et, avec sa carrosserie acier et ses 1 176 kg, elle pesait 480 kg de plus que sa rivale à châssis-poutre et caisse en fibre de verre. Elle la dépassait aussi de 50 ch sur le plan de la puissance. Pourtant, malgré cette approche presque opposée de la recherche du plaisir au volant, ces deux voitures permettent une comparaison aussi fascinante qu’inattendue.

© Classic & Sports Car / Will Williams

L’Elan convenait autant aux jeunes femmes volontaires qu’aux Jim Clark en herbe : une combinaison de virtuosité technique et de composants soigneusement choisis, en grande partie d’origine Ford. Harry Mundy avait conçu la culasse double ACT, mais le bloc était le 116 E de la Consul Classic, alimenté par des Weber 40DCOE et reprenant le plus grand nombre possible de pièces Ford standard.

© Classic & Sports Car / Will Williams

Le lien entre l’Elan et la Tiger est Ford, qui avait fait la cour à Lotus dans le cadre de son programme « Total Performance » et qui était sans doute ravi de signer un contrat avec Rootes pour une série de 3 000 V8 de 260 ci (4,2 litres). Ce V8 « small-block », provenant de la berline Fairlane, était plus léger qu’il semblait et c’était le seul à pouvoir se caser dans la carrosserie de l’Alpine. Avec 100 ch de plus que cette dernière, il réduisait les temps d’accélération pratiquement de moitié et n’augmentait le poids que de 20%.

© Classic & Sports Car / Will Williams

Le cabriolet grand tourisme qui en dérivait, bon pour 195 km/h, présentait des accélérations proches de celles de l’Elan, mais plus décontractées et sur une plage de régime plus large. C’était une vraie « Cobra du pauvre », qui fonctionnait beaucoup mieux que pouvaient le laisser croire sa suspension et ses freins quasiment standard.

© Classic & Sports Car / Will Williams

La direction à crémaillère était le changement le plus notable, plus d’ailleurs pour gagner de la place dans le compartiment moteur que pour améliorer le comportement. Les modifications de suspension se limitaient à un train avant plus ferme et une barre Panhard pour l’essieu arrière rigide ; Ian Garrad, directeur de Rootes pour la Côte Ouest des USA, avait prouvé le bien-fondé du concept avec une Alpine transformée à la hâte par Ken Miles et affinée par Carroll Shelby, qui touchait des royalties sur chaque Tiger vendue.

© Classic & Sports Car / Will Williams

Jensen modifiait les carrosseries au rythme de 300 par mois, récupérant de Pressed Steel les caisses Alpine peintes et effectuant les changements nécessaires pour accueillir la mécanique et les trains roulants. La batterie passait dans le coffre, la baie moteur réclamait quelques travaux de carrosserie pour laisser place à la grosse dynamo Ford et un nouveau tunnel de transmission permettait d’accommoder la boîte quatre rapports, d’abord Borg-Warner, puis Mustang.

Si l’absorption de Rootes en 1967 par Chrysler n’avait pas tué la Tiger en 1968, peut-être aurait-elle dépassé les 7 000 exemplaires atteints. Il n’en va pas de même pour l’Elan : Lotus a produit presque 8 000 exemplaires des trois premières séries et quelque 3 000 S4 (avec assistance de freins et extensions d’ailes), avant de terminer avec les Sprint à grosses soupapes.

S’il fallait prouver que la possession d’une Elan est une sorte de vocation, John Crook en est le reflet. Ancien de Paul Matty Sports Cars, où il a travaillé près de 40 ans, Crook a acheté sa S3 en 1977 pour 400 £, et l’a gardée depuis. « Elle était de teinte or et mécaniquement fatiguée, » indique-t-il. « Je l’ai utilisée 20 ans comme voiture de tous les jours, puis pour des courses de côte et des sprints, avec juste un entretien régulier. Il y a huit ans je l’ai complètement restaurée, en améliorant le moteur avec des soupapes de Sprint et des arbres à cames sport ; elle a couvert plus de 160 000 km et ne m’a jamais laissé en panne au bord de la route. »

© Classic & Sports Car / Will Williams

Comme la plupart des voitures de sport qui traversent une période « bon marché et populaire », la Tiger a toujours attiré les bricoleurs. Par conséquent, le modèle 1965 presque entièrement d’origine de John Ockenden constitue une précieuse référence pour ceux qui veulent revenir à l’état d’origine. Il l’a achetée en 1969, ce qui fait de lui le plus ancien propriétaire de Tiger en Angleterre. « Elle avait quatre ans quand j’en ai fait l’acquisition, » précise-t-il. « Je souhaitais remplacer notre Jaguar XK 150 qui n’était pas vraiment dans mes moyens. Nous voulions quelque chose de plus fiable, mais performant. Je n’ai pas fait grand-chose dessus (elle a été déculassée une fois) et elle nous a servi de voiture quotidienne jusqu’au milieu des années 70, quand j’ai acheté une MG Magnette MkII. A l’époque, tout le monde installait des jantes larges, mais aujourd’hui la tendance est au retour à l’origine. » Ockenden est particulièrement fier du petit autocollant de compteur de vitesse, qui indique la vitesse maxi sur chaque rapport de boîte.

© Classic & Sports Car / Will Williams

La Tiger a hérité de la forme élégante de l’Alpine et de la présentation recherchée qui caractérisait les voitures du groupe Rootes, comme le tableau de bord bois, la moquette jusqu’aux seuils, un vide-poche central fermant à clé, un coffre de grande taille. Il y a suffisamment de place derrière les sièges pour des enfants en bas âge, ou pour un berceau comme l’ont pratiqué Ockenden et son épouse Hilary il y a plus de 40 ans. L’habitacle présente une atmosphère très particulière, typiquement Rootes, alors que le couvre-capote en acier ajoute une note de raffinement.

© Classic & Sports Car / Will Williams

Des renforts au niveau des portes et de la baie moteur permettent à la caisse de supporter le poids et la puissance du moteur. Ils sont efficaces car la voiture donne une bonne impression de rigidité, avec peu de vibrations. Les freins inspirent confiance et la direction perd sa lourdeur avec la vitesse, avec une bonne démultiplication de 3,2 tours d’une butée à l’autre, son seul défaut étant un rayon de braquage trop grand et quelques réactions négatives au passage de bosses. Les accélérations ne nécessitent ni régime élevé ni changements de rapports fébriles pour être vigoureuses, ce qui procurent un réel plaisir : 3 000 tours sont largement suffisants pour une poussée énergique, accompagnée d’un grondement approprié des deux échappements. la Tiger peut décélérer jusqu’à très basse vitesse en quatrième, pour passer à côté de piétons presque silencieusement, avant de réaccélérer avec un punch grisant.

© Classic & Sports Car / Will Williams

Les changements de vitesses sont en option, mais quand nécessaires ils se font avec une commande précise, douce et des rapports bien étagés. Les performances de la Sunbeam sont un peu limitées par son régime moteur, mais vous vous demandez si les Tiger modifiées et préparées sont vraiment meilleures que l’originale et sa personnalité décontractée. Elle profite d’un couple abondant à bas régime et de pneus étroits, sur lesquels elle offre un comportement ferme mais plaisant, moins affecté par les mauvaises surfaces que pourrait le laisser croire son essieu arrière rigide.

© Classic & Sports Car / Will Williams

Avec une répartition des poids plus proche de 50/50 que l’Alpine, la Tiger est une voiture équilibrée et indulgente qui va progressivement d’un sous-virage modeste à un survirage prévisible et contrôlable, entièrement à la discrétion du pied droit du conducteur.

D’une certaine façon, la Tiger n’a pas la légitimité de se comporter aussi bien qu’elle le fait, alors qu’avec l’Elan vous vous attendez à devoir chercher les meilleurs superlatifs. Cet exemplaire les mérite tous. C’est une petite merveille, presque un jouet, mais sa taille est au cœur de ses possibilités. Le capot léger peut être déposé instantanément pour un meilleur accès au double arbre, avec sa grosse dynamo à gauche et deux Weber à droite. Il n’est pas très facile de s’installer à bord capote fermée mais l’on s’y sent bien maintenu, dans une ambiance intime. Le tableau de bord en bois, plaisamment disposé, est un mélange de pièces Ford, BMC et Triumph, mais la S3 fait mieux que la Tiger avec des vitres électriques au lieu des coulissantes de la S1, réminiscence de l’idée de Chapman de produire une rivale de la Healey Sprite.

Le bruit du démarreur rappelle celui des Ford Anglia et le moteur se stabilise sur les pulsions du ralenti. Les pédales sont de petite taille, avec un embrayage léger et doux mais de course courte, et des freins puissants mais un peu trop sensibles jusqu’à ce que vous y soyez habitué. Sur ses pneus de 155, avec une suspension bien amortie tout en restant flexible, l’Elan présente un confort étonnamment souple, capable de ridiculiser bien des berlines modernes. Même de gros nids de poule n’ont qu’un impact limité et la voiture garde toute sa rigidité. L’accélérateur très réactif n’est pas le plus doux à basse vitesse, mais le couple est généreux dès 2 000 tr/mn et le moteur chante avec bonne humeur jusqu’à 7 000 tours, si bien que deux changements de rapport suffisent pour atteindre 160 km/h.

Idéalement placé, le petit levier s’engage avec une précision et une légèreté qui placent cette commande au sommet de ce qui existe. A partir de 55 km/h en quatrième, la voiture accélère sans faiblesse alors que vous cherchez un cinquième rapport qui n’existe pas.

Conduire vite une Elan est une affaire d’instinct, pour ceux que cela tente, tout en gardant à l’esprit que la puissance est élevée par rapport au poids et qu’il y a des limites à ce que les pneus étroits peuvent endosser, par exemple sur un rond-point humide. La direction très directe est d’une précision diabolique, les roues avant étant une sorte de prolongement de votre pensée, sans sous-virage ou réactions nocives. Alors que la force centrifuge vous pousse sur les côtés du siège, vous constatez que cette voiture présente beaucoup plus d’adhérence que ce que vous sauriez gérer, même si les sensations qui remontent au bout des doigts, des pieds et du corps vous font comprendre qu’elle serait à la fois bienveillante et contrôlable en cas d’excès d’optimisme. Assis bas, il apparaît que le plus grand danger pour l’utilisateur actuel d’une Elan est tout simplement de ne pas être vu par les autres, même si la combinaison de puissance, agilité et petite taille donne une certaine marge de sécurité.

Ces deux voitures remplissent leur mission tellement différemment, mais d’une façon également plaisante, qu’il est difficile de désigner une gagnante. Comment en choisir une sans regretter l’autre ? La Tiger, qui n’est pas le fruit d’un point de vue bien défini, est une voiture délicieusement éphémère, une juxtaposition de pièces qui en s’ajoutant bonifient l’ensemble. C’est une voiture extrêmement séduisante tant en sonorité qu’en image, avec une personnalité puissante et décontractée qui ne prétend pas au modernisme des années 60.

Dans son concept, l’Elan est une des voitures de sport les plus importantes de l’histoire, juste derrière la Type E car elle offre sur la route un comportement et des performances de voiture de compétition. C’était une sportive particulièrement moderne, qui a établi une référence encore indiscutée. Il n’existait rien de semblable. Mais il n’y avait pas non plus grand chose qui ressemblait à la Sunbeam Tiger…

Acheter ce numéro