
Quand Bristol, Jensen et Gordon-Keeble ont eu besoin de plus de puissance, ils se sont tournés vers les V8 américains.
Le « Grand » Tourisme était en train de devenir une expression sans grande signification dans le lexique automobile, même au début des années 60, mais on ne peut nier que les Jensen C-V8, Bristol 407 et Gordon-Keeble GK1 étaient plus que de simples voitures de tourisme.
Ces premières GT hybrides anglo-américaines bousculaient l’idée que des voitures très rapides étaient forcément délicates à utiliser : tout en accueillant quatre personnes, elles étaient capables de dépasser 200 km/h et permettaient au commun des mortels (un peu fortuné quand même) de goûter à des accélérations de voiture de compétition.
Même si, en Angleterre, elles étaient moins onéreuses que certaines machines italiennes de pure race, elles n’ont jamais été considérées comme bon marché, loin s’en faut. Elles s’adressaient aux individus souhaitant une voiture parfaitement fiable, pas radicalement sportive mais capable de montrer les muscles sur demande. Pas avec un régime moteur élevé ou des changements de vitesses éclair, mais plutôt par un couple abondant (maximum dès 3 000 tr/mn) dans une voiture pesant la moitié des berlines américaines pour lesquelles le moteur était conçu.
Les 407, C-V8 et GK1 ont encore aujourd’hui des performances de haut niveau et l’allure qui correspond. Des trois, la Bristol, sur ses jantes étroites de 16 pouces, est la plus calme et réservée, un peu à l’écart des Jensen et Keeble, plus viscérales. Ces deux voitures, avec leurs phares agressifs, leur carrosserie en fibre de verre et leurs accélérations brillantes, étaient à leur époque le moyen le plus rapide de transporter quatre personnes sur route ouverte. Ce sont des voitures dont j’ai souvent rêvé, que j’ai parfois conduites mais jamais vraiment possédées. Si je n’en ressens plus le besoin, cela ne veut pas dire que je n’en saisis pas l’attrait : il y a quelque chose de séduisant dans cette race de machines pouvant faire office de salon roulant la semaine et courir les Brighton Speed Trials le week-end (ou, dans le cas de la Jensen, tracter une caravane), sans réclamer plus de compétence que n’importe quelle autre automobile.
Il n’y avait certes rien de nouveau ni de particulièrement ingénieux dans le fait de caser un gros moteur américain dans un châssis anglais, surtout à une époque où les moteurs à culasse latérale qui équipaient les vieilles Railton avaient laissé place à des V8 supercarrés, relativement légers et affichant une fiabilité et une économie de fonctionnement difficiles à trouver ailleurs.
Produits à plusieurs millions d’exemplaires, ces moteurs à haute compression, pas aussi lourds et encombrants qu’on aurait pu le craindre, pouvaient être obtenus pour quelques centaines de dollars auprès de General Motors, Chrysler ou Ford, souvent accompagnés des boîtes automatiques dernier cri. Ils n’étaient pas particulièrement beaux à regarder, mais quelle importance ? Installés dans un châssis léger doté de freins, d’une suspension et d’une direction adéquats, le résultat était évident.
Il n’est donc pas surprenant que Jensen, Bristol et un nouveau-venu de Southampton (via Slough) appelé Gordon-Keeble soient arrivés à la même conclusion. En fait, les hommes de Filton et West Bromwich (sites Bristol et Jensen respectivement) n’avaient pas vraiment le choix : leurs 6-cylindres vieillissants avaient atteint la limite de leur potentiel de développement, dans des voitures de plus en plus lourdes et luxueuses.

Chez Jensen, qui fabriquait des carrosseries pour d’autres constructeurs et produisait ses propres voitures comme activité secondaire, il n’avait d’ailleurs jamais été question d’avoir son propre moteur. Pour Bristol Cars Ltd, entité commerciale séparée de sa maison-mère la société d’aviation, le budget nécessaire pour mettre au point un plus gros 6-cylindres n’était tout simplement plus disponible. Les clients étaient là, mais pas aussi nombreux que ceux qui avaient permis aux modèles 2 litres de prendre leur essor au début des années 50.

Jensen avait constitué une clientèle fidèle pour sa 541 à moteur Austin 4 litres et carrosserie en fibre de verre, mais le concept s’essoufflait en face des Jaguar moins chères, plus rapides et plus belles.
Si Jensen et Bristol ont choisi un V8 américain pour que leurs modèles restent compétitifs, la Gordon-Keeble (lancée prématurément au Salon de Genève 1960 comme Gordon GT à carrosserie aluminium) était dès le départ conçue autour d’un tel moteur, choisi pour sa disponibilité et son potentiel. Présenté officiellement en 1964 (à l’hôtel Savoy), le projet Gordon-Keeble a été empêtré tout au long de son existence dans des problèmes financiers, d’approvisionnement de pièces et même humains au sein de sa direction changeante. Pourtant, le produit n’avait rien de mauvais : le châssis de Jim Keeble, avec essieu arrière De Dion, était excellent, et la carrosserie Bertone était toujours aussi intemporelle et élégante avec les derniers exemplaires de 1966 que six ans plus tôt. Si, pour certains, l’adoption de la fibre de verre pour les versions de série était un recul par rapport aux origines Peerless et Warwick, un regard à la finition et l’ajustement des panneaux les auraient certainement convaincus.
Fabriquées à l’aéroport de Southampton, puis à Sholing, les 99 (ou 100 ?) Gordon-Keeble comportaient une boîte manuelle quatre rapports, mais celle de ces pages présente une automatique installée plus tard. Toutes les Keeble avaient un moteur Corvette (comme la Peerless à moteur Chevrolet ayant inspiré le créateur de la voiture, John Gordon), mais un moteur Chrysler est le point commun entre la Bristol de 1961 et la Jensen de 1962, même si la C-V8 dépassait la 407 avec une version plus grosse, de 5,9 litres, installée dans les 67 premiers exemplaires produits en 1962 et 1963.

Les C-V8 MkII et MkIII ont reçu un 6,3 litres, alors que Bristol est resté fidèle au 5,2 litres jusqu’à la 411, peut-être parce que le constructeur faisait venir ses moteurs du Canada pour éviter les taxes concernant les biens importés de pays extérieurs au Commonwealth. La transmission Torqueflite qui accompagnait ces deux moteurs avait tellement bonne réputation que toute idée d’alternative manuelle a fait long feu.

Basée sur un châssis caissonné avec des barres de torsion sophistiquées et une barre de Watt pour guider l’essieu arrière rigide, la carrosserie longue et étroite de la Bristol se rapprochait plus d’une berline deux portes que d’un coupé. Le long capot (le moteur était derrière l’essieu avant) trahissait les origines BMW d’avant-guerre.
Visuellement, cette carrosserie en aluminium fabriquée à Londres par Park Royal était une adaptation de la 406 à moteur 2,2 litres ; extérieurement, le moyen le plus rapide de distinguer une 407 d’une 406 est l’absence de répétiteur de clignotant sur le toit. Mécaniquement, le changement le plus notable (hormis le moteur) était l’adoption d’une suspension avant à triangles inégaux et ressorts hélicoïdaux et d’un boîtier de direction Marles. Le ressort à lames transversal et la crémaillère de direction on dû disparaître pour laisser place au V8, qui était en même temps deux fois plus gros et plus puissant que le 6-cylindres.
La relation de la C-V8 avec sa devancière la 541 était plus générale, en ceci qu’elle avait une carrosserie en fibre de verre (idéale pour une petite production et dessinée elle aussi par Eric Neale) sur un châssis formé de tubes soudés et de caissons, sur un empattement et une voie à peu près similaires. Mais les tubes étaient centraux plutôt que périphériques et la nouvelle forme, avec ses quatre phares obliques, était plus agressive, sans doute pour refléter la personnalité d’une voiture capable d’atteindre 190 km/h en moins d’une demi-minute et de maintenir cette vitesse sans ouvrir les corps secondaires de son carburateur Carter.

La C-V8 de Barrie Warrener est une MkIII, avec auvent plus bas, ce qui contribue à affiner une ligne plus imposante que belle, mais qui présentent des angles séduisants, surtout à l’arrière. Les jantes Wolfrace étaient une modification en vogue dans les années 70 mais pour moi les roues acier BMC d’origine ont meilleure allure. Les puristes pourront aussi hausser les épaules devant le moteur 7,2 litres d’Interceptor, et la modification de console et de commande de vitesses, mais la relation proche qu’entretient la C-V8 avec sa remplaçante a toujours provoqué ce genre d’adaptation.

Warrener a adapté la voiture pour qu’elle convienne à ses goûts et ses besoins. La liste inclut aussi de meilleurs ventilateurs de refroidissement, la surchauffe étant le talon d’Achille de presque tous les V8 américains dans le cadre confiné d’un compartiment moteur européen. Cela dit, l’accessibilité est ici excellente car en se levant, le capot est solidaire des ailes.
A l’intérieur, les sièges arrière de la C-V8 ressemblent à deux fauteuils et l’habitacle tapissé de cuir évoque un club anglais, avec de nombreux vide-poches et une impression de qualité tout à fait à la hauteur de ses rivales exotiques. Le tableau de bord rembourré et les ceintures de sécurité rappellent que Jensen était un pionnier en matière de sécurité, tout en faisant aussi partie des premiers à adopter quatre disques Dunlop, dès la 541.
Dans la réalité, la C-V8 est d’une certaine façon une voiture de héros de bande dessinée. Elle n’est pas si belle mais présente une allure résolument musclée ; par comparaison, la forme de l’Interceptor était parfois considérée comme manquant de caractère. La C-V8 est une voiture assurément virile, avec le genre d’accélération qui vous projette vers l’horizon et transforme encore aujourd’hui la majorité des voitures modernes en un petit point dans le rétroviseur.
Quelques C-V8 à boîte manuelle ont vu le jour mais, après en avoir essayé une, j’ai vite compris pourquoi la production s’est limitée à neuf exemplaires : sur l’automatique, les changements de rapports sont si fluides qu’ils ne sont trahis que par le mouvement de l’aiguille de compte-tours ; un maximum de 3 500 tr/mn est largement suffisant pour la plupart des situations.
La Jensen vire bien à plat et de façon neutre sur sa suspension ferme mais, même sur chaussée sèche (avec le différentiel « Powr Lok »), il est possible d’imprimer au train arrière des mouvements avantageux. Stable et bien équilibrée, la C-V8 est rassurante. Sa direction précise et un peu lourde rebondit sur les bosses et les nids de poule, d’une façon « vintage » sans détour, ce qui donne à la C-V8 une personnalité distincte de celle de l’Interceptor.
La Bristol présente un caractère plus doux. Elle est rapide mais pas de façon ébouriffante, comme si elle voulait éviter de perturber ses occupants avec des accélérations trop vigoureuses. Elle vous accueille dans un habitacle magnifiquement réalisé mais assez simple, avec un magnifique réceptacle d’instruments derrière un volant à deux branches inclinées vers le bas, qui rappellent les connexions avec l’aviation. La boîte automatique est superbe, (avec d’amusants boutons de commande à droite du volant) et le confort est généralement excellent, la suspension filtrant les principaux obstacles tout en maintenant un contrôle ferme de la situation. La 407 évolue sur les routes de campagne et les ronds-points de façon stable et statutaire, ce qui correspond à sa position de conduite dominante et la vue sur le long capot. Elle tient très bien la route et ne souffre la comparaison qu’avec les Bristol V8 ultérieures qui sous-viraient moins et bénéficiaient, à partir de la 409, d’une bonne direction assistée masquant la sensation d’écrasement de la roue avant extérieure.
Il faut aussi rappeler que la Bristol était nettement plus chère que la Jensen ou la Keeble. Elle coûtait plus de 5 000 £ dont 1 600 £ de « purchase tax », ce qui ne facilitait pas les ventes. Mais même d’occasion, les 407 n’ont jamais été les Bristol V8 les plus recherchées. En fait, leur prix a tellement baissé que j’ai même pu un jour en acheter une !
Mais c’était il y a 15 ans. Aujourd’hui la 407, peut-être la plus belle des Bristol V8, a vu son prix accompagner la hausse du marché des anciennes et la prise de conscience de l’intérêt de Bristol. Mais rares sont celles qui ont bénéficié des mêmes soins que ce magnifique exemplaire (appartenant à Ian Warrener, frère de Barrie), la plus belle 407 que j’aie jamais vue.
La Gordon-Keeble est celle dont j’avais ici le plus envie de prendre le volant. Je suis tombé amoureux de la première que j’ai vue il y a 30 ans et, même si des essais ultérieurs m’ont laissé un peu sceptique quand à sa direction (à réversibilité pratiquement nulle) et autres détails, je continue à penser que c’est une machine fabuleuse : belle à la façon d’une Lancia Flaminia GT, mais avec un puissant V8 qui, ici, semble le plus agréable des trois.
Cette GK1 de 1965 est la 77e produite et a été équipée en 1988 d’une boîte automatique par le regretté Ernie Knott. Je comprends que l’on puisse avoir envie d’une telle transmission, et le constructeur l’aurait certainement proposée s’il avait poursuivi l’aventure. Mais il semble regrettable de se passer de la sensation de contrôle absolu sur une telle puissance que donnait la boîte manuelle de la Corvette, ferme et directe. Pensez aux 115 km/h atteints en deuxième ou, si vous préférez, passez directement de première en quatrième à 50 ou 60 km/h et laissez le couple vous entraîner au-delà de 200 km/h. Dans les années 60, cela devait donner l’impression d’un jet avalant la piste de décollage, plutôt que d’une automobile en accélération. Il est donc logique que, comme dans la Bristol, l’habitacle lumineux rappelle l’aviation, non seulement dans l’apparence du tableau de bord matelassé mais aussi dans certains détails comme les bouches d’aérations sphériques, dans les seuils de portes.
Curieusement, c’est la seule des trois équipée de vitres électriques et elle ne semble guère souffrir de ses sièges en vinyle au lieu du cuir. Après tout, pour 2 798 £ vous disposiez en série d’un autoradio, de ceintures de sécurité et même d’un extincteur, amenant certains à spéculer, peut-être pour la première fois dans l’histoire de l’automobile, que la Gordon-Keeble était trop bon marché pour être rentable.
Seuls neuf exemplaires ont disparu, un taux de survie inhabituel. En fait, ces trois machines sont beaucoup plus rares que les Aston, Bentley et même Ferrari et Maserati avec lesquelles elles se mesuraient à l’époque (la production totale des trois n’atteint même pas 700 exemplaires) et l’intérêt qu’elles provoquent aujourd’hui se traduit dans leur prix qui peut atteindre 90 000 € en parfait état.

Toutefois, même si vous les achetez aujourd’hui toutes les trois, cela ne vous coûtera pas la moitié d’une DB5. Donc d’une certaine façon, elles ne sont pas si chères.