« Avec 402 ch, nous savions que nous tenions un moteur pour gagner »

Mike Costin et le V8 Cosworth DFV

© Classic & Sports Car / Will Williams

Mike Costin évoque la naissance d’un chef-d’œuvre : le révolutionnaire V8 Cosworth DFV.

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Quel que soit l’angle sous lequel vous la contemplez, la Lotus 49 est magnifiquement pure et fine. Elle est le produit des esprits bouillonnant de Colin Chapman, créateur de la marque, de Maurice Phillippe, son concepteur châssis, du talent de Mike Costin et Keith Duckworth, créateurs de Cosworth [mot constitué de la première et de la deuxième syllabe de leurs noms respectifs], et de l’intuition de Walter Hayes, responsable des relations publiques de Ford.

Les racines de cette combinaison remontent à 1955 quand Hayes, âgé de 32 ans, rejoint l’édition du dimanche du Daily Mail et devient le plus jeune rédacteur en chef de la profession. Il demande immédiatement à Colin Chapman, prometteur ingénieur-pilote basé à Hornsey, d’écrire pour lui des articles occasionnels.

Hayes entre en 1962 chez Ford Angleterre pour diriger les Relations Publiques, au moment où Ford USA vise la jeunesse américaine avec son programme « Total Performance ». Également convaincu des bénéfices commerciaux du sport automobile, Hayes prend contact avec Chapman pour produire 1 000 Cortina Lotus dans son usine de Cheshunt, équipées du moteur Lotus-Ford de compétition à culasse double arbre conçue par Harry Mundy.

L’histoire de la Lotus 49, entretemps, a déjà commencé. En 1961, Chapman trace sur une nappe les plans révolutionnaires de la Lotus 25, sa devancière, au cours d’un déjeuner avec Costin, le directeur financier Fred Bushell et le directeur des achats John Standen. Sur la 25, la grande nouveauté est une structure monocoque, ce qui la rend trois fois plus rigide que la 24, nouvelle également mais destinée aux clients privés, pour un poids deux fois moindre. L’avant très fin se prolonge vers un habitacle en forme de baignoire, juste devant le moteur central. Cette silhouette extrêmement élancée est permise en partie par le déplacement de la suspension avant à l’intérieur de la carrosserie, le moteur étant un Coventry Climax 1 496 cm3 MkII. Suivent alors 14 victoires en Grand Prix et deux titres au Championnat du monde, une série de succès qui ne cesse qu’avec l’augmentation de cylindrée à 3 litres annoncée par la FIA pour la saison 1966. Climax annonce immédiatement son retrait de la course et Lotus choisit le capricieux BRM H16 pour équiper sa 43. Malgré de réelles qualités, la fiabilité est médiocre et le modèle ne signe qu’une seule victoire en Grand Prix, à Watkins Glen grâce à Jim Clark.

De toute évidence, il faut une meilleure mécanique. Chapman demande alors à Cosworth d’estimer le coût d’un tout nouveau moteur ; le chiffre de 100 000 £ est avancé. La tentative de Chapman de faire financer l’opération par la Society of Motor Manufacturers & Traders capote, donc il se tourne vers Hayes qui organise une réunion avec Harley Copp, vice-président technique de Ford Europe. Un budget de 350 000 $ (de l’argent de poche à l’échelle américaine) est dégagé pour un programme en deux étapes. « La première concernait un moteur expérimental 1 500 cm3, » explique Costin aujourd’hui. « Appelé FVB [« Four Valve type B »], il développait 200 ch et a ensuite équipé notre châssis Brabham BT10 pour des essais. Puis le célèbre DFV [« Double Four Valve », quatre soupapes par cylindre, deux ACT]. » Pour son argent, Ford bénéficie d’une publicité mondiale ; Cosworth récupère la production du moteur, qui va se développer de façon exponentielle ; et Chapman, sans débourser un centime, a son moteur de F1. Mais, contrairement à ce qu’il a espéré, pas son exclusivité.

© Classic & Sports Car / Will Williams

En 1966, après moult discussions, Duckworth écrit le contrat de trois pages entre Cosworth et Ford, après avoir affirmé qu’il ne comprenait pas l’original. « Pour Cosworth, » rappelle Costin, « ce n’était pas un très gros contrat. Pour mettre le DFV en perspective, nous devions concevoir le moteur et en produire sept exemplaires pour la saison 1967. A cette époque, nous fabriquions de nombreux autres moteurs comme le FVA, le Lotus Twin Cam, en plus de travaux pour d’autres constructeurs comme Mercedes. Nous augmentions aussi la taille de l’usine. »

Mais la pression sur ceux qui sont impliqués dans le DFV est intense dès le départ. Duckworth travaille 16 heures par jour pour respecter le délai fixé au Grand Prix de Monaco, en mai 1967.

Les paramètres définis pour le DFV sont d’être un V8 à 90°, de 2 993 cm3 (85,67 x 64,897 mm d’alésage x course), développant au moins 400 ch à 9 000 tr/mn et 37,32 mkg de couple à 7 000 tr/mn. Il bénéficie du système Lucas le plus avancé en matière d’allumage électronique et d’injection, le « Oscillating Pick Up System (OPUS). L’ensemble est innovant et prometteur.

© Classic & Sports Car / Will Williams

« L’idée de faire du moteur une partie intégrante du châssis vient de Keith, » précise Costin. « Cela réclamait une relation de travail étroite entre lui et Maurice Phillippe, le concepteur du châssis. Les premiers dessins, en juin 1966, ont été ceux des faces avant et arrière du moteur, ce qui a permis à Phillippe et Lotus de déterminer les points de fixation du châssis et de la suspension. Les plans papier étaient à l’ordre du jour, » sourit-il. « Keith a réalisé lui-même les dessins de la culasse et du bloc. Pour toutes les autres pièces, il a effectué des croquis, avec toutes les dimensions, qu’il a passés au dessinateur Roy Jones pour qu’il crée les plans de toutes les pièces à fabriquer. »

Entretemps Mike Hall, ancien ingénieur BRM, effectue le travail de conception des accessoires comme les pompes à huile et à eau, et le système d’alimentation en carburant de chaque côté du moteur, aussi à partir des croquis de Duckworth.

Aujourd’hui, à Hethel, dans les locaux de Classic Team Lotus, Costin retrouve l’avant-dernière 49 produite, la 49/BR10, de 1968. « Elle est un peu différente des premières versions, » indique-t-il en inspectant la Lotus. « A commencer par la largeur importante des jantes et pneus ; pour la première course, elle avait des jantes de 6 pouces de large à l’avant et 9 à l’arrière. » La pointe avant abrite le réservoir d’huile triangulaire et son radiateur reliés au moteur par des conduites courant dans le châssis. Sur les dernières versions, comme celle-ci, des extracteurs ont été ajoutés pour permettre à l’air chaud de s’échapper. Derrière, les combinés ressorts-amortisseurs « inboard » sont reliés aux triangles supérieurs, complétés par des bras inférieurs tubulaires conventionnels. Des disques ventilés ont été initialement utilisés, mais remplacés par des disques pleins à l’issue du GP d’Allemagne 1967 où ils se sont montrés trop efficaces.

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En se déplaçant le long de la carrosserie, Costin atteint l’habitacle : « Lors de la conception de la 49, Cosworth envisageait qu’elle soit juste assez grande pour Jim Clark. Mais Ford souhaitant aussi la présence de Graham Hill, elle a dû être un peu plus large. Au bout du compte, même moi ait pu y prendre place, et j’étais plus grand que Hill. Remarquez les évidements pour les coudes, et le levier de vitesses au niveau du genou droit. » Le saute-vent « venturi » projette le flux d’air au-dessus du pilote.

En allant vers l’arrière, Costin désigne les fixations de la suspension arrière et l’interface entre le moteur et le châssis. Ce qui était très important dans cette architecture à moteur porteur étaient les calculs de Duckworth pour fixer le bloc moteur à la structure monocoque : « Il a déterminé que les boulons qui attachent le moteur au châssis devaient supporter une force de 3 g en diagonale à l’avant à l’arrière, ce qui correspondait à une charge hypothétique de 1,8 tonne. Ce n’était pas grand-chose quand vous savez que, à 9 000 tr/mn, les goujons de vilebrequin devait supporter 4,7 t. Le bloc moteur était conçu comme une structure qui présentait une grande rigidité torsionnelle. »

Deux fixations de châssis sont situées sur les couvercles d’arbres à cames ; à la base du moteur, deux boulons séparés de 23 cm sont reliés au châssis via une attache en aluminium montée à l’avant du carter inférieur.

© Classic & Sports Car / Will Williams

On aperçoit clairement la façon dont sont fixés les combinés ressorts/amortisseurs au moteur, et les bras tirés aux porte-moyeux, avec leur arbre de transmission et disque de freins. A l’intérieur du V se trouve une petite boîte en aluminium qui renferme le système Lucas OPUS de gestion de l’allumage et de l’injection, entre les trompettes d’admission.

Évoquant les essais du DFV, Costin indique : « Quand nous avons installé le moteur au banc pour la première fois, il a affiché 402 ch à 9 000 tr/mn [chiffre qui est progressivement monté par la suite à 480 ch à 10 500 tr/mn], ce qui était la puissance prévue. Nous avons su tout de suite que nous tenions un moteur capable de gagner. Mais la fiabilité a toujours été la principale préoccupation. »

Parmi les premières décisions se trouve le choix d’une transmission adéquate, entre Hewland et ZF. Chapman et Hayes préfèrent la deuxième, notamment à cause des liens de Ford avec le fournisseur allemand dans le cadre du programme GT40. Les spécifications du DFV sont donc envoyées à ZF qui peut choisir la boîte et les rapports les mieux adaptés. « La boîte présentait un défaut majeur, » selon Costin. « Ils avaient prévu de fermer le carter de différentiel par une surface plane, ce qu’il faut éviter car cela ne peut pas tenir. Il faut toujours monter une plaque conique. »

© Classic & Sports Car / Will Williams

Dick Scammell, chef mécanicien de Lotus, a déjà piloté le prototype 49 dans l’enceinte de l’usine, mais c’est Costin qui le premier effectue un essai sérieux sur le circuit du constructeur, à Hethel. « Je me souviens que je portais mes chaussures de pilote Edward Lewis. Edward était client Lotus et possédait une MkVI. Je me demandais comment la voiture allait se comporter, tout en surveillant le régime pour ne pas dépasser 9 000 tr/mn. » En fait, la séance ne dure guère : « Presque immédiatement, les disques d’embrayage ont cassé. J’ai donc demandé à Bob Dance, qui s’occupait des Lotus Cortina d’usine, de nous prêter un embrayage bidisque Cosworth que j’avais conçu. J’ai mis les restes de l’embrayage AP dans un sac avec une note, et les ai renvoyés. »

Le lendemain, l’équipe emmène la voiture à Snetterton. « Tout allait bien et mon rythme augmentait de tour en tour. L’accélération à la sortie de l’épingle à cheveux était très vigoureuse, mais à l’extérieur du virage le revêtement était encore composé de vieilles plaques de ciment qui jointaient mal. J’étais en troisième, accélérateur à fond, quand les roues arrière ont décollé sur un joint. Elles se sont emballées avant de retomber et retrouver l’adhérence, provoquant un choc important sur les bras de suspension supérieurs. J’ai clairement senti la secousse. Après environ 20 tours, nous avons vu que les points de fixation sur le châssis ne pouvaient pas encaisser la charge, et cela a mis fin à notre séance. En fait, cette partie a dû être plusieurs fois renforcée au cours de l’existence de la 49. N’empêche, j’avais pu être chronométré à plus de 280 km/h sur la ligne droite. »

A propos de la fiabilité du DFV, Costin indique : « De chaque côté des pistons se trouvaient quatre petits orifices qui laissaient passer l’huile. Ils provoquaient des fissures, mais une modification de l’outil de forgeage a pu y remédier. Un problème plus sérieux concernait la cascade de pignons de distribution, entre le vilebrequin et les quatre arbres à cames. Lors d’essais nous avons constaté que, occasionnellement, sur environ 1,5° des 360° de chaque tour, le couple sur les arbres à cames était déraisonnablement élevé. Keith a donc conçu un moyeu « amortisseur », avec deux fois 6 petites tiges qui apportaient une souplesse torsionnelle et amortissaient le choc. »

Une autre difficulté concerne la pression dans le carter moteur. « L’huile ne circulait pas assez vite dans les culasses, à cause du volume important de lubrifiant. Au départ, nous avons installé une pompe auxiliaire au bout des pompes de récupération. C’était une solution provisoire et par la suite Keith a conçu d’autres pompes. Mais elles provoquaient une pression d’air négative, donc nous avons percé de petits orifices au sommet du moteur pour laisser entrer l’air, et cela a réglé le problème. »

Les retards empêchent la 49-DFV d’être présente à Monaco mais le 4 juin 1967, Graham Hill et Jim Clark s’alignent à Zandvoort dans les voitures 49/1 et 49/2 (avec Clark en pole position). La voiture de Hill abandonne sur défaillance du vilebrequin, mais Clark remporte la victoire, symbolisant la réussite du mariage entre la 49 et le DFV. Clark va signer trois victoires lors des huit épreuves suivantes, mais BRM s’est rapidement adapté aux nouvelles règles et décroche le titre mondial, Clark terminant troisième.

« Ce moteur, » conclut Costin, « a constitué le projet unique le plus important entrepris par Cosworth à cette époque, et il a impliqué des individus de talent comme Ben Rood, directeur de la fabrication, et George Duckett et Alan Peck à la construction du moteur. C’était une équipe de grande qualité. »

En tout, le DFV a signé plus de 150 victoires en Grand Prix, 12 titres mondiaux pilotes et 10 constructeurs. Et, aujourd’hui, il anime encore les courses du Masters Historic Formula One Championship.

Ces succès constituent le meilleur hommage qui puisse être rendu à ceux qui ont pris part à la création du Cosworth DFV.

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