« La plus belle voiture jamais produite »

Jaguar Type E Série 1

© Classic & Sports Car / Julian Mackie

C’est ce qu’affirmait Enzo Ferrari à propos de la fantastique Jaguar Type E Série 1. Près de 60 ans plus tard, l’originale reste la plus attirante, comme l’affirme Mick Walsh.

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« Quand j’ai vu la Type E pour la première fois, j’ai failli tourner de l’œil, » affirmait Bob Lutz. Il faut quelque chose de vraiment spectaculaire pour ainsi frapper un grand patron de l’industrie automobile, mais William Lyons et Malcolm Sayer, directeur de Jaguar et son styliste, ont donné naissance à une machine qui a fait sensation, dans la parfaite lignée de l’impressionnante tradition sportive de la marque. Les influences sont claires, depuis l’Alfa Romeo Disco Volante de Touring jusqu’à la Type D inspirée de l’aviation, mais personne n’était préparé à la présentation de la stupéfiante Type E au Salon de Genève 1961. A l’époque où les photos scoop de voitures camouflées n’existaient pas, les seuls indices étaient les prototypes E1A et E2A. Pourtant, aucun des deux ne laissait présager la fascination exercée par les nouveaux roadster et coupé. Avec des performances (240 km/h) et un comportement routier à la hauteur de cette allure spectaculaire, en plus d’un prix raisonnable, l’équipe de Browns Lane avait lancé le plus célèbre des sex-symbols automobiles.

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Sa présentation dans les Salons, ses premiers résultats sportifs et ses liens avec les célébrités ont été largement couverts par la presse, mais c’est surtout la forme de la voiture qui a forgé sa réputation. Qui mieux que Jacques Charrier, acteur et mari Brigitte Bardot, était capable de juger la beauté voluptueuse de la Type E ? On raconte qu’il a quitté brusquement le tournage du film Le Commando traqué, à Rome, pour s’envoler pour Genève et passer commande. La seule présentation en Suisse a généré plus de 500 ventes.

Le coupé était plus beau, mais le roadster correspondait mieux au style audacieux et flamboyant des jeunes superstars de la pop, de la télévision et du sport. Au cinéma, la voiture est apparue avec le groupe Dave Clark Five dans le film Sauve qui peut, et sur la pochette du disque correspondant. « Une fois que j’ai eu une Type E, j’ai su que j’avais réussi, » a reconnu Clark plus tard. « J’en ai acheté une neuve en 1964, quand j’avais 22 ans, pour 2 000 £, ce qui était beaucoup d’argent à cette époque. C’était une voiture géniale pour draguer les filles. »

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La Type E comptait d’autres propriétaires célèbres, comme George Harrison (les Beatles), John Barry (compositeur du thème principal de James Bond), Mike Hailwood (champion moto), Donald Campbell (recordman de vitesse) ou George Best (star du football). Lors de la présentation au Salon de New York en avril 1961, Frank Sinatra aurait dit : « Je veux cette voiture, et tout de suite. » Tony Curtis et Roy Orbison ont été plus patients.

Le prix de vente de cette beauté, 2 160 £ [42 000 francs en France, prix alourdi par les droits de douane] a été un élément-clé dans son succès immédiat (une Aston DB4 valait 4 000 £ et la Ferrari 250 GT plus du triple en Angleterre, et 70 000 francs en France). La demande était tellement forte les premières années que Lyons rechignait à prêter des voitures pour le cinéma. Leslie Charteris, producteur de la série télé Le Saint, avait prévu à l’origine une Type E blanche pour le héros Simon Templar (joué par Roger Moore), mais la voiture se vendait tellement bien que Lyons a refusé de fournir un exemplaire gratuit pour le tournage. Il aurait également décliné une demande de Eon Productions pour un film de James Bond.

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Les premiers catalogues étaient sobres avec un simple volant en couverture, une introduction célébrant les succès de Jaguar en course et des tableaux de caractéristiques bien remplis. Les grandes photos studio d’un roadster rouge et d’un coupé gris sur fond de ciel factice étaient une affirmation sans détour que le produit était capable de se vendre tout seul. Malcolm Sayer, qui avait dessiné la voiture, était un ingénieur de talent spécialiste de l’aérodynamique, mais son idéal mathématique avait débouché sur une incroyable pureté de style, une transition à couper le souffle qui était sans aucun doute guidée par Lyons. Le fondateur de Jaguar était à juste titre fier de la Type E, mais il ne l’a jamais considérée comme parfaite : pour son œil critique, le double échappement émergeant sous l’arrière effilé constituait par exemple un détail maladroit.

La presse automobile ne tarissait pas d’éloges. Typique des Anglais, ils gardaient un ton mesuré : « extrêmement belle, avec une technique superbe » était l’affirmation la plus enthousiaste que s’autorisait The Motor, mais dans Road & Track Henry Manney déclarait sans ambages « c’est la meilleure machine jamais produite pour séduire les filles. »

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« Bill Lyons avait la magie Marks & Spencer, » a déclaré le directeur d’écurie Tommy Sopwith. « Il avait le don de satisfaire simultanément clients, actionnaires et employés. Avec lui, c’était une réussite à chaque fois, et la Type E était une réussite. C’était une voiture brillante, exactement ce qu’attendait le marché. » Sopwith a engagé le roadster bleu foncé de son Equipe Endeavour pour Graham Hill, à Oulton Park le 21 avril 1961. Il s’agissait de la première sortie en course du modèle, et l’audacieux londonien a remporté la victoire. Et pas devant n’importe qui : parmi ses adversaires se trouvaient Jack Sears dans une Ferrari 250 GT châssis court et Innes Ireland à bord de l’Aston Martin DB4 GT de John Ogier.

Roy Salvadori semblait en route pour la victoire, au volant d’une autre Type E (immatriculée « BUY 1 ») engagée par John Coombs, mais il s’est incliné devant Hill au 13e tour. Les deux stars des Grand Prix ont toutefois signé le même record du tour, devant leurs rivales plus exclusives. « C’était une excellente voiture, très confortable et sure, » selon Salvadori. « Elle était très neutre, sans sous-virage ni survirage. Dans cette course, nos Type E étaient neuves, quasiment standard, même si cela paraît incroyable. Elle était facile à conduire et ne provoquait pas de frayeurs. Nous aurions terminé aux deux premières places si je n’avais pas eu de problèmes de freins. Je me suis senti très chanceux d’être au départ. » Sopwith est rentré à Londres avec la Type E de la victoire, s’arrêtant en route chez William Lyons pour dîner. « Il était évidemment très excité, » a rapporté Sopwith. « C’était une façon magistrale de lancer la carrière en course de la voiture, même s’il ne s’agissait pas d’une machine de compétition. »

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En Écosse, un des premiers roadsters (châssis 850216) a été vendu à RP Stewart & Sons, de Dumbarton, famille étroitement liée à Jaguar. Le nouveau missile rouge a fait forte impression sur le jeune Jackie Stewart, alors âgé de 21 ans, et a joué un rôle dans sa décision d’être pilote de course. « C’était une voiture enivrante, élégante, audacieuse, rapide et douce. Jusque-là, il fallait être millionnaire pour acheter une Ferrari ou une Maserati, mais la Type E représentait tout ce qu’attendaient les gens en matière de style et performances. Je me rappelle avoir pris livraison à Browns Lane de notre premier exemplaire de démonstration, et être rentré en Écosse par la route. Rien ne pouvait la rattraper. A Oulton Park j’ai eu l’occasion d’essayer la voiture sur la piste et d’obtenir les mêmes temps que Salvadori ; c’est sans doute là que j’ai su que mon avenir serait lié au sport automobile et pas au ball-trap. Elle était très équilibrée, avec un moteur puissant, si bien qu’elle était assez facile à conduire vite. Une voiture idéale pour quelqu’un qui débutait, comme moi. »

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Pour Stewart, la Type E est liée aussi à des souvenirs plus romantiques : « Loin des circuits, elle m’a aidé à séduire la future Mme Stewart. A cette époque, Helen et moi sortions ensemble et nous avons beaucoup roulé dans cette Type E. C’est la première voiture qu’elle a conduit à 160 km/h, et nous avons passé notre lune de miel en Type E ; nous sommes allés en Allemagne où j’ai participé à un concours de tir. J’ai terminé deuxième… et j’en veux encore à Helen ! Dans sa forme la plus pure, elle était incroyablement belle et a révolutionné le monde des voitures de sport. Tout le monde en voulait une. Pourquoi acheter une Ferrari quand vous pouviez avoir une Type E ? »

La première compétition internationale de la Type E, à Spa le 13 mai 1961, a été assez peu couverte par la presse mais Mike Parkes, avec le roadster d’Equipe Endeavour, est arrivé deuxième derrière la Ferrari 250 châssis court de Willy Mairesse. Sur ce circuit très rapide que le champion belge connaissait sur le bout des doigts, cela en disait long sur les capacités de cette nouvelle voiture. Elle a sans aucun doute influencé Parkes, qui a quitté Rootes deux ans plus tard pour entrer chez Ferrari comme ingénieur développement.

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La première version de la Type E reste une star. Au concours Cartier Style et Luxe du Festival of Speed de Goodwood, en 2011, le roadster de ces pages a failli recevoir le « Best of show », devant plusieurs machines exotiques. Cela aurait été une première car jamais une Type E n’a remporté de concours international majeur, sans doute parce qu’elle est trop familière.

« Vous pouviez posséder une Type E, ne jamais l’utiliser, et l’aimer quand même, » affirme Ian Callum, patron du style Jaguar, qui a connu la difficulté de créer une voiture de sport moderne affichant la même présence que la Type E. Et en 2011, pour les 50 ans de la Type E, sa stature impressionnante a été mise en valeur par la sculpture monumentale exposée à Goodwood. Jamais une voiture unique n’avait été le sujet de cette structure, mais selon l’artiste Jerry Judah c’était la seule façon de procéder : « Avec le Concorde, c’est une des plus belles machines de l’histoire anglaise du design. »

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Pourtant, c’est aux États-Unis que l’importance de la XKE (comme elle était nommée là-bas) a été reconnue en premier, quand le Musée d’Art Moderne de New York (« MoMA ») a fait l’acquisition d’une maquette. Puis, en 1996, un roadster Série 1 a rejoint la Cisitalia 202 et la Ferrari 641 Grand Prix, seules voitures de cet espace de culture. « Il est rare qu’une automobile suscite un tel engouement, à la fois chez les passionnés et le grand public, » a confirmé Glenn D. Lowry, le directeur du musée. « Sa silhouette en obus est fonctionnelle, mais aussi incroyablement belle. »

Ce qui a impressionné le comité de sélection du MoMA est la synthèse que représente la Type E entre une machine de compétition et une voiture de tourisme, à un prix qui lui donnait accès à une large clientèle. Simultanément à cette acquisition (un don de Jaguar), le MoMA a organisé une exposition spéciale illustrant le processus de création et de décision, grâce à des plans d’époque utilisés pour donner forme à cette icône automobile britannique. En Angleterre, faute de voir une Type E entrer au Victoria & Albert Museum, j’espère au moins que l’ancienne demeure de Malcolm Sayer porte une plaque rappelant son rôle déterminant pour édifier ce monument de l’histoire de l’automobile.

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Évolution de la Type E :

1962
Avec 6 295 exemplaires vendus la première année, le production passe de 120 à 150 voitures par semaine. Plancher plus profond et modifications derrière les sièges répondent aux reproches d’exiguïté. Points d’ancrage de ceintures de sécurité sur toutes les Type E.

1964
Lancée au Salon de Londres, la Série 1 4,2 litres offre plus de couple, une boîte 4 rapports synchronisés, de meilleurs sièges, un tableau de bord en vinyle, une direction assistée, un alternateur. En France, elle coûte 37 500 F (roadster), contre 75 000 F une Ferrari 330 GT.

1966
Avec du retard, la version 2+2 est enfin dévoilée à Genève. Les changements sont limités au pavillon, 5 cm plus haut avec pare-brise plus vertical. Le poids est plus élevé et une boîte automatique apparaît en option.

1968
Autres changements esthétiques pour la Série 11/2 intermédiaire avec phares sans cache et entourage chromé, nouveaux rétroviseurs extérieurs, jantes fils sans papillon et intérieur revu avec interrupteurs à bascule.

1969
Les lois américaines sur la sécurité débouchent sur la S2 avec calandre plus grande, pare-chocs plus hauts, nouveaux feux et clignotants, phares avancés de 5 cm. Jantes acier boulonnées (comme XJ6) en option. Freins et refroidissement améliorés, direction rétractable.

1971
Le superbe V12 est installé dans la Type E (0 à 100 km/h en 6,4 s, 235 km/h). Plutôt que lancer une nouvelle carrosserie, Jaguar augmente empattement et voies pour prolonger l’originale. Grosse prise d’air avant avec, pour la première fois, une grille de calandre.

1972
Jaguar a 50 ans, un an avant le départ à la retraite de Sir William Lyons. Un projet de boîte 5 rapports est abandonné à cause du coût. Nouveau hard-top pour le roadster sur châssis plus long. En octobre 1972, arrêt du coupé 2+2, qui se vend mal.

1974
La presse annonce l’arrêt de la Type E en février 1975, mais la dernière V12 quitte la chaîne en septembre 1974. Sur les 50 derniers exemplaires commémoratifs, 49 sont noirs et le tout dernier est vert anglais. Chaque voiture reçoit une plaque gravée de la signature de Lyons.

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