Un chef-d’œuvre retrouve la route

Bugatti Type 59

© Classic & Sports Car / Tony Baker

La Bugatti Type 59 Grand Prix constitue une extraordinaire voiture de route. Cet authentique exemplaire, châssis n°59121, est de retour sur le bitume après une superbe restauration.

Acheter ce numéro

Nous sommes en 1935. Vous vous rendez à l’usine pour prendre livraison de la machine de Grand Prix que vous avez achetée, et rentrez par la route. C’est ce qui est arrivé au jeune pilote privé Charlie Martin quand il est allé chercher à Molsheim, avec son ami Richard Shuttleworth, la Bugatti Type 59 ex-usine, châssis 59121, une des plus belles voitures de course de tous les temps et dernière biplace de Grand Prix avant l’avènement des monoplaces.

Après une petite visite du département course, Martin prend le volant de la Type 59 pour un périple de 800 km, avec pour tout bagage une petite valise casée dans l’habitacle. Une forte pluie étant annoncée, il emprunte même un Mackintosh à Ettore. L’histoire est relatée dans un numéro d’avant-guerre de Bugantics, le bulletin du club, où Martin rappelle ses problèmes de bougies encrassées d’huile ou de pompe à essence inefficace. Transi de froid, éclaboussé de boue, le visage rougi par la pluie, il souffre d’une mauvaise visibilité sur les routes trempées. Sans avertisseur, dépasser les lentes voitures locales se montre difficile, forçant la Bugatti 59 à « passer dans le fossé pour essayer de les doubler ». Le réglage très riche rend les démarrages difficiles et, quand il ne peut pas se garer sur une déclivité, les passants sont invités à pousser la voiture. Martin demande même à un automobiliste de la remorquer pour la mettre en route.

Après une nuit à Metz le temps s’éclaircit et, portant des lunettes neuves et un béret acheté dans une échoppe locale, Martin profite d’un voyage remarquablement rapide jusqu’à Boulogne. Cette histoire m’a longtemps fasciné et j’imaginais la fabuleuse Bugatti vert foncé fonçant sur la route sans ailes ni phares, puis nettoyée sur les quais avant d’embarquer sur le ferry pour l’Angleterre.

Martin l’utilise ensuite en course pendant la saison 1935 et bien que toujours aux avant-postes, la Bugatti souffre d’une fiabilité médiocre. Il termine tout de même deuxième à Mannin Moar et troisième au GP de Donington mais, frustré, il vend la Type 59 à la fin de la saison et fait l’acquisition d’une Alfa Romeo Tipo B. La Bugatti est achetée par le duc de Grafton, jeune aristocrate de 22 ans. Au GP de Limerick 1936, malgré les conseils d’autres pilotes dont le Prince Bira, il se lance sur la piste trempée et, surpris par la mauvaise adhérence, connaît un grave accident et succombe à ses blessures. L’épave est récupérée par le spécialiste Bugatti Arthur Baron et reconstruite avec une boîte présélective ENV. Repeinte en rouge, la Bugatti de 230 ch, capable de 240 km/h, est encore compétitive en Angleterre et Baron signe d’excellents chronos en sprint et course de côte, avec une victoire à Brooklands avant que la guerre ne mette un coup d’arrêt à la compétition.

Une fois la paix revenue, les passionnés ressortent de vieilles voitures de course et la Type 59 est achetée par George Abecassis, connu pour ses exploits en Alta. Pour la première compétition anglaise d’après-guerre, sur l’aérodrome de Gransden Lodge, Abecassis prépare un cocktail de carburant et, ayant équipé la Bugatti d’ailes cycles, se rend au circuit par la route, soit 130 km. Son équipe peine à le suivre quand il atteint 190 km/h sur le contournement de Barnet, et il effectue de nombreux tête-à-queue sur les ronds-points négociés trop vite. Mais il a le temps de bien connaître sa monture et remporte la victoire. Abecassis apprécie sa Bugatti et, repeinte en bleu et dotée de pneus arrière jumelés, elle se montre très compétitive au Championnat d’Angleterre de la montagne, terminant deuxième derrière l’ERA R4D de Raymond Mays.

© Classic & Sports Car

Au bout de deux ans, Abecassis vend la Type 59 à Kenneth Bear, un des membres fondateurs du Bugatti Owners’ Club, qui maintient les habitudes de victoire en remportant le Castletown Trophy, sur l’île de Man. Pour se conformer à la nouvelle formule GP atmosphérique, son ami mécanicien Stafford East dépose le compresseur et installe quatre carburateurs Zenith. Bear se distingue en course de côte et se rend parfois à l’étranger, prenant part en 1948 au Grand Prix inaugural de Zandvoort.

La compétition sur route est encore interdite en Angleterre, si bien que les épreuves organisées à Jersey, début 1949, attirent une grille impressionnante dont neuf Maserati et huit ERA. Bear engage la Bugatti vieillissante mais, lors de la deuxième séance d’essai dans St-Hélier, c’est la catastrophe. L’histoire raconte que l’équipe, sous la direction de son ami East, a travaillé toute la nuit pour réparer la boîte présélective et, peut-être à cause du manque de temps et de la fatigue, a oublié de remonter la chaîne de liaison du répartiteur de freinage spécifique à la 59. Au bout de quelques tours, East aperçoit le câble de frein traînant sous la voiture alors que Bear accélère devant les stands. Juste après, au freinage du virage de Marquand, les roues gauche se bloquent et la voiture heurte violemment le mur. Éjecté, le pilote meurt quelques heures plus tard.

Les deux passionnés étaient étroitement associés et East considérait Bear comme un frère : on imagine la peine qui a dû l’envahir, alourdie d’un sentiment de culpabilité. La Bugatti est alors mise à l’écart et East disparaît quelques années du sport automobile. Mais, en hommage à son ami, il rachète 59121 et se met ensuite à la reconstruire dans son atelier personnel.

« Stafford était un bon mécanicien, et l’accident l’a certainement marqué, » indique Tim Dutton, spécialiste de la marque. « Il a dû être difficile de refaire la voiture. » Le châssis est redressé et l’arrière refait sans la pointe rivetée spécifique à la 59. Le moteur est remonté avec un compresseur, et la boîte présélective est conservée. La reconstruction est terminée en 1981 et, un an plus tard, en présence du célèbre journaliste Denis Jenkinson, la voiture est remise en route pour la première fois depuis 32 ans. Après quelques apparitions publiques, elle est en 1993 la star de la réunion de Type 59 à Prescott avant d’être vendue aux enchères par Bonhams à Goodwood, en 2005.

Elle est achetée par Thomas Bscher : alors président d’Automobiles Bugatti, il a supervisé la nouvelle Veyron. Grand passionné faisant courir des Maserati historiques, il confie la Bugatti 59 au spécialiste Geoff Squirrel pour qu’elle puisse être utilisée à nouveau en compétition. Équipée de nombreuses pièces neuves (moteur, jantes, boîte de vitesses et pointe arrière), elle est exposée sur le stand Bugatti à Rétromobile 2012 mais, avec son équipement route (ailes et phares Marchal) et sa peinture brillante, elle paraît trop neuve aux yeux de certains. Bscher ne l’utilisera jamais en course, mais elle est engagée en 2015 au Festival of Speed de Goodwood, où j’ai alors la chance d’en être passager. Le nouveau moteur, avec son ordre d’allumage revu, se montre très souple et la voiture est extrêmement rapide mais Bscher, en désaccord avec la direction de Volkswagen, quitte Bugatti. La Type 59 est vendue en 2016 à un passionné basé à New-York qui a l’excellente idée de restaurer à nouveau cette voiture d’exception pour qu’elle retrouve un aspect plus authentique, telle qu’elle était entre les mains de Martin.

Pour cette tâche, il consulte les ateliers Dutton, spécialistes Bugatti de longue date. Le propriétaire américain surnomme la voiture « Humpty Dumpty », en allusion à ses deux malheureux accidents. Dutton a restauré par le passé la Type 59 ex-roi Léopold de Belgique, en cherchant à préserver son état d’origine. « La Bugatti 59121 avait été restaurée pour courir, mais heureusement Geoff Squirrel avait gardé toutes les pièces d’origine, » indique Dutton.

Le premier défi est de sauver le moteur d’usine, une exigence du propriétaire avant qu’il achète la voiture. Ce moteur avait cassé plusieurs fois au cours de sa carrière : une bielle avait traversé le carter au GP de Nice 1935 avec Martin, puis en 1947 la culasse s’était fêlée à cause du gel. L’équipe d’Abecassis y avait remédié avec une plaque d’acier.

« Après un mois de réflexion pour sauver l’avant du moteur, nous avons réalisé un moule pour une section de replacement, » rappelle Dutton. « Le principal problème a été une distorsion lors de la soudure, mais il a suffi d’enlever 7 millième au vilebrequin pour compenser. Heureusement, toute l’opération s’est faite sur l’avant. A l’arrière, avec tous les pignons de distribution, cela aurait été beaucoup plus compliqué. »

Une fois la réparation terminée, un vilebrequin et des arbres à cames neufs sont fabriqués mais les commandes de distribution sont celles d’origine. « Nous avons aussi repris l’ordre d’allumage d’origine, car notre but était l’authenticité. Avec des bougies et une magnéto Vertex modernes, les moteurs sont beaucoup plus fiables. Le propriétaire voulait utiliser la voiture sur route, et nous ne souhaitions pas avoir à nous rendre aux États-Unis pour régler les pannes. Les problèmes de Martin, dans son retour de Molsheim en 1935, ne se produiraient plus aujourd’hui. Il est probable que, sur son moteur refait, l’huile remontait le long des cylindres et encrassait les bougies. »

L’équipe de Dutton se concentre ensuite sur le châssis, heureusement encore bien aligné. Les traverses d’origine sont dans le stock de pièces et sont remontées, dont la barre avant frappée du chiffre quatre : « Nous n’avons pas cessé de trouver des pièces d’origine, mais nous avons dû aussi ternir des pièces qui avaient été polies pour briller, comme les cache-poussière de freins. Notre objectif était de faire en sorte que la voiture ait l’air bien entretenue, mais pas refaite à neuf comme le voulaient les restaurations de Bugatti des années 70. Nous avons utilisé différentes techniques, comme le sablage ou la projection de produit antirouille à l’ancienne. Tous les boulons et vis ont été patinés, et du flux de soudure a été utilisé pour éliminer les surfaces oxydées, sur l’aluminium. »

Les complexes amortisseurs De Ram sont refaits et testés ensemble : « Ils sont très bien conçus mais, s’ils répondent différemment les uns des autres, le comportement et la tenue de route sont perturbés. Avant le remontage, le châssis a été repeint en gris, la règle à Molsheim où l’on ne savait jamais où et par qui allait être utilisée la voiture, la carrosserie étant souvent peinte à la hâte aux couleurs nationales, comme avec la Type 59 de Tazio Nuvolari à Monaco. »

Vient ensuite la carrosserie. Le capot est d’origine, mais la pointe arrière doit être refaite avec un réservoir de carburant neuf. Grâce à Marc Newson, propriétaire de 59124 (la seule Type 59 dotée d’une pointe d’origine), la forme est scannée pour fabriquer un gabarit. « Marc a été très généreux, mais selon notre accord la pointe devait être légèrement tordue vers la gauche, car 124 est tordue vers la droite. »

Dès le départ, l’idée est de repeindre 59121 aux couleurs de Martin, mais la famille Dutton a toujours considéré le vert comme malchanceux : « Nous avons ajouté du noir, jusqu’à obtenir l’apparence correcte. » La carrosserie est d’abord peinte en bleu Bugatti, puis au pinceau en vert, par le talentueux Lewis Smith. La dernière touche est une bande bleu clair sur la pointe, comme à Brooklands, couleur indiquant le handicap pour les voitures de plus de 3 litres. « Les photos anciennes sont notre Graal et fournissent de nombreux renseignements. Nous ne cessons jamais d’apprendre ; ce n’est pas parce que vous n’avez jamais vu quelque chose que c’est forcément incorrect ; ces voitures étaient fabriquées à la main, toutes différentes quand elles quittaient l’usine, puis bénéficiaient d’améliorations continuelles. L’historien Mark Morris nous a beaucoup aidés. »

© Classic & Sports Car

Pour réaliser un intérieur patiné, Dutton utilise des cuirs bruts, teints plus foncés, à la suite de quoi l’abrasion, le temps et la sueur donnent un effet naturel quand le cuir plus clair réapparaît. La touche finale arrive sous la forme d’un pot Brooklands, tel qu’elle le portait en juin 1935 à l’International Trophy. La voiture terminée rend magnifiquement hommage à son premier propriétaire, et reçoit tous les compliments lors de sa première présentation à Rétromobile, en 2018.

Dutton effectue ensuite une série d’essais sur route, totalisant plus de 300 km. La beauté verte a dû faire un effet spectaculaire, avec son huit-cylindres 3,3 litres à compresseur hurlant dans la campagne : « En tant que voiture de Grand Prix, elle était dépassée, mais elle représente une fabuleuse machine de sport. Grâce à son faible poids, la tenue de route et les freins sont superbes. La puissance est très présente et des arbres à cames « pointus » n’étant pas nécessaires, le moteur est très souple et progressif. Comme la Type 59 est dérivée de la 57, elle est très civilisée pour un usage routier. Les amortisseurs De Ram donnent un confort étonnant et l’habitacle est spacieux ; contrairement à la Type 51, vous ne vous brûlez pas la jambe sur la boîte de vitesses. En plus, il y a le bruit très particulier des jantes spécifiques à la 59. »

© Classic & Sports Car

Comme il n’est pas prévu qu’elle participe à des compétitions, elle a été dotée d’un équipement route. En plus d’un démarreur, d’une jauge à essence et d’un extincteur, un feu arrière de frein a été dissimulé dans un réflecteur d’époque. Depuis qu’elle est repartie aux États-Unis, le propriétaire l’a utilisée régulièrement dans sa région de Westchester, se rendant même au café pour acheter des brioches pour le petit déjeuner. Si vous aviez une Type 59 au garage, prête à démarrer, n’en feriez-vous pas autant ?

Acheter ce numéro