« Soudain, nous sommes en 1935, l’équipe Aston roulant vers le circuit du Mans »

Aston Martin Ulster

© Classic & Sports Car / Tony Baker

Mick Walsh prend le volant des trois Aston Martin d’usine de Nick Mason, dont l’une des sept ayant participé aux 24 Heures du Mans, ainsi que l’Ulster qui a terminé troisième.

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Rouler en voiture ancienne, c’est bien. Mais le faire dans un groupe de machines similaires, c’est encore plus excitant. Par une journée froide et brumeuse de décembre, la vue spectaculaire de quatre Aston Martin Ulster roulant en convoi nous replonge dans les routes des années 1930. Ce glorieux ensemble filant de concert, précédé du pinceau jaune des phares perçant la brume matinale, pourrait être celui qui se rendait sur le circuit Mans, en juin 1935. Notre groupe historique comporte deux Aston qui ont fait partie de cette équipe de sept, dont l’Ulster la plus célèbre de toutes, LM20, que les deux Charles — Martin et Brackenbury — ont amené à la troisième place au classement général, avec la victoire en catégorie 1 500 cm3. La fiabilité des voitures de Feltham était telle que six d’entre elles (dont quatre entre les mains d’amateurs) ont réussi à terminer la course.

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Alors qu’au départ des 24 Heures les Alfa imposent leur rythme, les Aston se battent contre leurs rivales Riley et Singer, Clifton Penn-Hughes (LM19) pointant à la neuvième place et Martin à la dixième. The Autocar rapporte « une bagarre à couteaux tirés » sous la pluie battante. Alors que la nuit tombe, on apprend qu’une Ulster est sortie de route à Maison Blanche, éjectant son pilote. Par bonheur, Thomas Forthringham-Parker ne souffre que de quelques contusions, mais LM19 est éliminée.

L’émotion doit être palpable parmi les équipes anglaises lorsqu’une Lagonda prend le commandement, mais Brackenbury et Martin gardent la tête froide et un rythme régulier, assistés par l’excellente équipe des stands. Au lever du jour, l’Aston occupe une remarquable troisième place, malgré la lenteur des officiels à poser les scellés sur les bouchons d’essence, d’huile et de radiateur après un arrêt au stand. L’incident provoque la colère toute latine du propriétaire italien d’Aston, Augustus « Bert » Bertelli, réclamant haut et fort des officiels plus alertes !

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Les mécaniciens d’Aston n’ont guère le loisir de se reposer, la voiture étant poursuivie par la Singer de Frank Barnes et Alf Langley, tout en ayant besoin dans les dernières heures d’un ultime ravitaillement. Ce dernier arrêt ne dure que 40 secondes avant que l’Aston ne reparte pour s’emparer de la troisième place, ainsi que de la Coupe Biennale Rudge-Whitworth. L’Ulster a tenu la moyenne étonnante de 121,065 km/h, avec un meilleur tour à 130 km/h. La décision de Bertelli, encouragé par son épouse Vera, de repeindre les voitures en rouge a payé, mais les clés de ce résultat sont surtout une fabrication de qualité, une équipe efficace et deux excellents pilotes. Après les célébrations bien mérités du dimanche soir, toute l’équipe reprend le lundi matin la route de l’Angleterre.

Quelque 77 ans plus tard, il est difficile de faire la relation entre ces voitures rouge et les photos noir et blanc évoquant cette brillante performance. A part sa couleur, le style de l’Ulster n’est guère flamboyant. Elle offre l’allure fonctionnelle d’un avion de chasse, depuis son radiateur peint et son capot plat jusqu’à l’astucieuse pointe arrière en une pièce dissimulant la roue de secours horizontale. Elle ne comporte ni renflement au niveau du saute-vent, ni ailes profondément galbées, ni impressionnant tableau de bord, et pourtant elle offre une sobre beauté sportive rehaussée par le haut échappement latéral. Dans leur forme originale, les Ulster d’usine ne comportaient quasiment pas de chrome. Même les montants de pare-brise étaient peints pour éviter tout reflet provoqué par les phares de voitures suiveuses. Les propriétaires ultérieurs n’ont généralement pas résisté à couvrir les voitures d’un vert brillant et à chromer radiateur, échappement et roues, mais plusieurs Ulster ont retrouvé ces dernières années une plus authentique livrée de course. Nick Mason a été un des premiers à rendre à ses voitures d’usine le rouge Monza, après une visite de Bertelli aux ateliers Morntane Engineering, à la fin des années 1970.

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En l’absence de porte, le truc est de placer un pied sur le siège et la main sur la carrosserie pour se laisser tomber dans le baquet, le plus délicat étant d’amener la jambe gauche entre le levier de vitesses et le grand volant. Une fois installé, la position semble basse et bien protégée, pour une voiture d’avant-guerre et par rapport à ses concurrentes. Le tableau de bord noir confirme la personnalité fonctionnelle, le compte-tours (avec zone rouge à 5 000 tr/mn) et la montre étant les deux principaux instruments. A gauche est disposée une rangée d’interrupteurs pour l’allumage, la dynamo, l’éclairage et les pompes électriques. La sobriété de l’habitacle se retrouve dans la boîte de vitesses à découvert, avec sa commande décalée vers l’arrière et son levier court surmonté d’un pommeau de caoutchouc. Pour gagner de la place, le frein à main (abondamment percé — le poids de la voiture se limite à 940 kg) est rejeté à l’extérieur. Le plancher est profond et spacieux pour les pieds, qui peuvent s’habituer à l’accélérateur au centre.

A l’intérieur, protégé par un simple saute-vent, la voiture semble étonnamment confortable, de l’air chaud provenant du moteur 1 495 cm3 à arbre à cames en tête. Sur la route, le charme de l’Aston continue d’opérer. Le bruit de l’échappement n’est guère original, ce qui n’enlève rien à la capacité du moteur à monter dans les tours. Ce qui manque en couple à la petite mécanique de Bertelli, elle l’offre sous forme d’une puissance délivrée progressivement sur toute la plage de régime, bien exploitée par la boîte de vitesses.

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Immédiatement lancé sur la route en compagnie des trois autres Ulster, avec peu de temps pour se familiariser avec les commandes, mon appréhension est rapidement effacée par cette machine facile. La boîte de vitesses ferme est en H inversé, avec la première vers soi et vers l’avant, et c’est un plaisir d’en monter et descendre les rapports rapprochés. Le « trou » entre troisième et quatrième est au départ un peu frustrant, mais son effet est moins perceptible si vous faites bien monter le moteur en régime.

Mais c’est la direction qui est la plus surprenante. Sa légèreté et sa rapidité procurent une précision que l’on attend guère d’une voiture des années 1930. Des réactions si vives permettent au pilote d’explorer la tenue de route de l’Ulster, qui se révèle superbement équilibrée en courbe, gardant une assiette horizontale qui répond à ses origines d’avant-guerre. Le lourd châssis, suspendu par ressorts semi-elliptiques et amortisseurs à friction, passe sous l’essieu arrière et constitue un ensemble robuste. Il se « trémousse » peu, même sur mauvaises surfaces, grâce à l’auvent coulé en aluminium. Les sièges baquets, qui fournissent un excellent maintien, ont surement été conçus par Bertelli, ancien pilote, pour le confort de sa propre équipe.

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Notre itinéraire comporte une section bosselée, sur laquelle il est difficile de maintenir le pied sur l’accélérateur central, alors que le châssis est durement secoué. Mais une fois de retour sur une route plane, le comportement de la voiture impressionne, de même que son excellente direction et son moteur vivant. Même si elle n’offre pas une puissance énorme, l’Ulster présente un ensemble extrêmement homogène et équilibré. Rouler ainsi à vive allure dans les brumes du matin, juste derrière une Ulster et avec deux autres dans le rétroviseur, est un privilège rare, avant de retourner chez Ten Tenth, la base de Nick Mason. Pendant quelques instants, nous sommes à nouveau en 1935, l’équipe venant de quitter le bateau et roulant vers Le Mans avant de s’arrêter pour une pause pique-nique. Il est souvent arrivé à Mason de se rendre aux évènements par la route, mais avec les droits d’engagement de plus en plus élevés, c’est un peu tenter le diable si bien qu’il utilise maintenant un plateau.

Le spécialiste Bugatti Charles Knill-Jones, qui entretient la fabuleuse collection de Mason, est également amateur d’Ulster, ayant abondamment travaillé sur ces voitures et les ayant utilisées, y compris au Mans. « Les éléments mécaniques sont solides et largement dimensionnés, mais beaucoup plus légers que sur les Bentley contre lesquelles nous courons, » précise-t-il. « Les freins sont exceptionnels, bien qu’ils soient assez peu utilisés sur cette piste. Comme vous ne bénéficiez pas d’une vitesse de pointe élevée, il faut passer vite en virage. Pour ne pas perdre de vitesse, la clé est une dérive classique des quatre roues. Ces voitures sont fantastiques sur le circuit de Silverstone. »

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Il ajoute : « Le point faible vient de la distribution culbutée, un peu rudimentaire et qui peut casser. Le moteur longue course est aussi sensible à la carburation. Si le réglage est trop pauvre, vous pouvez casser un piston. Les conduits sont énormes, si bien qu’on est vite limité en « améliorations », d’autant qu’on ne peut pas faire grand-chose avec le vilebrequin et les bielles, car le bloc est de dimension limitée. Le secret est d’être précis dans le détail, avec des tolérances faibles. Les ressorts de soupapes doivent être d’un tarage rigoureux pour être efficaces. »

Des quatre voitures d’usine, LM21 est la plus développée. Avec Derek Edwards, son mentor en matière d’Aston d’avant-guerre, Mason a refait les plans d’un moteur et l’a amélioré avec notamment un collecteur d’échappement spécial, obtenant au banc la puissance impressionnante de 105 ch à 6 300 tr/mn. L’ingénieur Audi Eckhart Berg les a aidé, rapportant une puissance progressive, mais en soulignant à nouveau la faiblesse de la culbuterie.

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Après avoir découvert les voitures d’avant-guerre avec une Austin Seven, Mason a voué une longue passion aux Aston de cette époque, à commencer par une International. Le fameux batteur, avec ses habits voyants et sa longue moustache, a d’abord reçu un accueil glacial du spécialiste Edwards. Mais il eut ensuite l’autorisation de participer à la restauration de son International lors des intervalles entre deux tournées des Pink Floyd, au début des années 1970. « Je me suis fait assez vite la réputation de démonter les voitures et de disparaître en tournée, » rappelle-t-il.

Souhaitant participer aux compétitions historiques, Mason a suivi le conseil d’Edwards d’acheter en 1975 LM21 pour 6 000 £ : « Cela semblait une fortune. Derek était un professeur génial, et l’Ulster a été une excellente voiture pour débuter, avec sa très bonne tenue de route et ses freins puissants, mais un peu sous-motorisée compte tenu du poids du châssis. C’est une superbe voiture de course, et j’aime toujours autant la conduire. » Les aventures de ces 30 dernières années incluent un voyage au Nürburgring en convoi avec Edwards et sa fidèle Ulster ex-Le Mans, et une victoire à Goodwood en 2009.

Un partenariat avec Edwards pour former Morntane Engineering a amené à l’acquisition d’autres Ulster d’usine, à l’époque pour les pièces. « Je me suis retrouvé incapable de m’en séparer, » rapporte Mason dans son ouvrage Into the Red. Depuis, les trois Ulster sont une image familière des compétitions historiques, les filles de Mason, Holly et Chloe, prenant le relai sur LM17 et LM18.

La passion communicative pour les Ulster a été récemment confirmée par l’excellent ouvrage Aston Martin Ulster, aux éditions Palawan. Son éditeur, Simon Draper, possède LM20. Ces brillantes sportives britanniques sont d’évidence attachantes, comme en témoigne la fidélité des propriétaires des 26 survivantes recensées dans ce superbe ouvrage du regretté Alan Archer.

Même avec des valeurs dépassant 900 000 euros, ceux qui achètent une Ulster le font pour la conduire. Plusieurs se sont engagés aux Mille Miglia sur les traces de Tommy Clarke et Maurice Faulkner, qui avaient remporté leur catégorie en 1935, devant les Maserati et les Alfa.

Avec un style original, une fabrication de qualité, un excellent comportement et une histoire enviable, l’Ulster peut se targuer d’être une des meilleures voitures de sport anglaises des années 1930.

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