La réponse à la Maserati 250 F

Aston Martin DBR4

© Classic & Sports Car / Tony Baker

Cette monoplace aurait pu rencontrer le succès, mais elle est arrivée trop tard et s’est heurtée aux Cooper à moteur arrière. Paul Hardiman s’installe dans le baquet d’une Aston DBR4 et fait parler ceux qui l’ont utilisée et restaurée.

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Cette voiture aurait pu obtenir de bons résultats en Formule 1, comme le confirmait un de ses pilotes, si elle n’était pas arrivée trop tard. L’Aston Martin DBR4, réponse britannique à la Maserati 250 F dans le cadre du Championnat du monde 2,5 litres, était extrêmement bien construite. Lors de sa première apparition, en 1959 à Silverstone, elle n’a pas déçu, apportant à Roy Salvadori une excellente deuxième place à l’International Trophy. Mais cette voiture est arrivée deux ans trop tard et, malgré les efforts du constructeur, n’a pu que rester dans le sillage des révolutionnaires et agiles Cooper à moteur arrière. Les DBR4, Scarab et Tec-Mec ont été les dernières voitures de Grand Prix à moteur avant, et leur sort était déjà scellé.

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« Si cette voiture avait pu courir dès 1957, au moment des premiers essais, elle aurait été compétitive, » nous a confirmé Salvadori (malheureusement décédé en 2012) il y a quelques années depuis sa résidence de Monte Carlo, le téléphone résonnant du bruit des F1 actuelles qui participaient aux essais du Grand Prix. Son admiration pour la DBR4 n’avait alors rien perdu de sa fraîcheur : « Les choses avaient bien commencé à Goodwood et Silverstone. A Aintree, nous avons terminé sixième, mais seulement parce que  nous avons dû nous arrêter au stand : les réservoirs étaient trop pleins, nous inondant d’essence. Nous nous sommes fait remonter les bretelles par Reg [Parnell], qui nous a dit nous avoir prévenus, mais je ne crois pas qu’il l’ait fait. J’ai réalisé le meilleur temps avec Jack [Brabham], mais comme il l’avait signé le premier, il a hérité de la pole position. »

Salvadori, qui a remporté les 24 Heures du Mans 1959 avec Carroll Shelby pour Aston Martin, est resté fidèle à la marque. Cette même année, il a choisi de demeurer dans l’équipe pour la saison de F1, alors qu’il aurait pu changer, courant déjà sur des Cooper en F2 : « A l’origine, Jack et moi devions aller chez Cooper, mais je suis resté chez Aston car ils m’avaient d’abord ouvert la porte en sport. Nous ne savions pas encore que le moteur Cooper serait aussi performant.

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Aston était tellement impliqué en endurance que ses équipes n’ont eu ni le temps ni l’argent pour mettre sérieusement au point la monoplace de F1. Quand nous avons essayé la voiture pour la première fois à Goodwood, puis à Silverstone, elle était très satisfaisante. Nous étions très heureux et ne voulions pas tout gâcher. Elle s’est vraiment très bien comportée lors de sa première course, et c’est ce qui nous a trompés. Nous pensions tenir quelque chose de vraiment bien ; ma voiture était parfaite, mais le moteur de Shelby a explosé et, quand ils ont démonté le mien après 250 km, les coussinets étaient très usés car le graissage était insuffisant. Pourtant, elle avait une tenue de route fantastique et surpassait les Cooper et les Lotus au freinage, mais à cette époque nous avions plutôt tendance à régresser, alors que les voitures à moteur arrière ne cessaient de progresser. C’était une voiture magnifique à piloter, meilleure que la 250 F (dont je pensais pourtant le plus grand bien), avec un comportement et des freins supérieurs. »

Comme il convient à une fille de David Brown, la DBR4 était complexe. La conception avait commencé en 1955, parallèlement à la DBR1, mais des retards pris en 1956 avaient empêché les essais du prototype de se dérouler avant décembre 1957, avec Salvadori et Reg Parnell.

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Le châssis tubulaire est une version étroite de la version sport, avec à l’avant une suspension à doubles triangles dérivée de la DB4, et dont la chasse est réglable par des cales, comme sur la Jaguar MkII. Des barres de torsions ont été essayées à l’avant, remplacées ensuite par des combinés ressorts/amortisseurs, et la crémaillère de direction est d’origine Morris Minor. A l’arrière, un essieu De Dion est guidé par quatre bras tirés et une énorme barre de Watt. Il est relié à des barres de torsion longitudinales. Les arbres de transmission aux roues partent de la boîte transversale à cinq rapports, derrière le pilote, elle-même étant entraînée par un arbre passant sous le siège. L’embrayage est à l’avant.

Le moteur, conçu par Ted Cutting, est un cousin de celui de la DBR1, mais il est complètement différent de celui des modèles de route. Il s’agit d’un six-cylindres en ligne à chemises humides, dont les deux arbres à cames entraînés par pignons commandent deux soupapes par cylindre, inclinées selon un angle de 95°. La dernière version de ce moteur adoptait un angle de 80°, et il est reconnaissable par l’échappement à gauche et l’admission à droite. Deux bougies par cylindre sont reliées à deux magnétos situées à l’extrémité de chacun des arbres à cames. Ce moteur 2 492 cm2 est à carter sec, avec une pompe de récupération située à droite du moteur et qui est « énorme », selon Mike Williams, patron de Beaufort Restoration, qui a reconstruit la voiture : « Elle est comme un moulin à eau et, à 7 000 tr/mn, elle débite 130 l/mn. » La pompe de pression d’huile est à gauche et, aujourd’hui, deux pompes à essence Facet, à gauche également, alimentent les trois carburateurs Weber 50DCOE. Le moteur était équipé à l’origine de Weber DCO3, dont un jeu a été trouvé et qui seront montés sur la voiture.

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Après la brillante performance de Salvadori à Silverstone au début de la saison 1959, les choses n’ont cessé de se dégrader, avec de nombreuses défaillances moteur pour lui et Shelby. Au Grand Prix de Hollande, à Zandvoort, les deux voitures ont souffert d’un bris de bielles et les meilleurs résultats seront une sixième place au Grand Prix du Portugal et à celui d’Angleterre à Aintree, où Shelby perdait une soupape. Mais selon Salvadori, la voiture aurait dû faire mieux, sur son propre terrain : « Malheureusement, la seule façon dont nous pouvions gérer le problème de fiabilité était de réduire le régime maxi de 600 à 800 tr/mn, alors que nous étions déjà limités en puissance. »

Pour la saison 1960, l’usine utilisait brièvement deux des quatre DBR4 avant d’essayer la DBR5, un peu plus légère et à suspension indépendante, mais qui se révèlera encore moins performante. Quand Aston décidait ensuite d’abandonner la F1, la DBR4/2 était mise au rebut, mais les restes de l’équipe de compétition, dont deux DBR4 (/1 et /4), ainsi que les moteurs RB6/300 (3 litres), étaient envoyés en Australie et utilisés par Lex Davison. Une des voitures, la DBR4/4, revenait ensuite en Angleterre pour être pilotée par Davison. Elle était dotée de la culasse 80° installée en 1961 par l’usine, ce qui faisait passer sa puissance à 296 ch à 6 700 tr/mn. « La différence entre le 2,5 litres et le 3 litres était énorme, » indiquait Salvadori. « Le 3 litres était homologué pour la série Tasman et offrait beaucoup plus de couple. » Cette voiture était abondamment utilisée par Neil Corner et Alain de Cadenet en course historique à partir de la fin des années 1960, apparaissant plus tard au Festival of Speed et au Revival de Goodwood. La DBR4/1 était quant à elle reconstruite par Patrick Lindsay à partir de pièces récupérées en Australie dans les années 1960, et prenait part aux compétitions historiques dans les années 1980. La DBR4/3 a rejoint le musée de Donington à la fin des années 1960.

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En 1980 Geoffrey Marsh, ancien propriétaire de la DBR1 gagnante au Mans, avait pu réunir suffisamment de pièces pour construire une voiture sur la base d’un châssis neuf équipé du moteur RB6/250/1 et, d’une certaine façon « recréer » la DBR4/2. Cette voiture a fait ses premiers tours de roues en 1982, acceptée par le Vintage Sports Car Club en compétition historique. Elle est passée ensuite entre les mains de John Pearson, puis d’un amateur qui entreprenait de la démonter.

L’ensemble de ces éléments démantelés ont été vendus par Bonhams le 12 mai 2001 à David Wenman, qui les a confiés à Beaufort Restoration qui gérait déjà plusieurs de ses voitures de course. Ainsi, l’atelier basé dans le Kent a mis quelques années à reconstruire la monoplace à partir des pièces. « C’était comme une maquette provenant d’un vide-grenier, » explique Michael Williams. « Tout était à peu près là, mais sans colle et sans instructions de montage. » Phil Venables a réalisé le plus gros du travail, Brian Hawkins fabriquant les pièces qui nécessitaient un remplacement.

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Le châssis avait été construit en mars 1980 par Marsh et la plus grande partie de la carrosserie avait pu être sauvée, mais c’est le moteur qui donnait le plus de souci, comme l’explique Bob Egginton : « La culasse, qui était fendue et avait été ressoudée, a été difficile à réparer. Les pistons sont des Cosworth, mais la tête présente une forme en « D » bizarre, que nous avons dû usiner nous-mêmes. Nous avons réduit la dimension des soupapes pour accélérer le flux d’air, ce qui explique la puissance à mi-régime, mais ce n’est pas fini. Les conduits d’admission sont énormes et nous allons sans doute les chemiser pour les réduire ; nous perdrons peut-être un peu de puissance à haut régime, mais la voiture sera encore plus facile à conduire.

Nous avons dû fabriquer un grand nombre de petites pièces, comme les axes des pignons d’entraînement des arbres à cames. » Les arbres à cames tournent dans le sens opposé au vilebrequin, ce qui complique les choses. « J’ai dû tracer des diagrammes pour me rappeler dans quel sens les arbres tournaient, » reconnaît Egginton.

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Glissez-vous dans l’habitacle en forme de baignoire, une jambe de chaque côté de l’arbre de transmission, et vous vous retrouvez avec les genoux relevés vers les oreilles et le volant assez près du corps. Pour Salvadori, qui mesurait 1,88 m, c’était pourtant la seule voiture dans laquelle il se sentait vraiment bien. Le levier de vitesse avec grille apparente est à droite, avec un verrouillage de marche arrière. Le siège n’est pas encore terminé. « Nous n’avons fait conduire jusqu’à présent que trois pilotes, » affirme Williams. « Barrie Williams, Tony Stephens et David Wenman, et nous ne sommes pas parvenus à la forme idéale. » La pression d’huile, graduée jusqu’à 160 psi, s’établit normalement autour de 80 psi, alors que la température d’eau monte à 110°. Le volant bouge un peu, mais rien d’alarmant selon Venables : « Il y a une articulation à cardan qui repose sur un manchon en plastique. C’est normal. »

Pendant les essais, des petits autocollants « Dymo » rappellent la position des instruments : les magnétos sont à droite, les pompes à gauche. Le démarreur est un poussoir en caoutchouc sous la planche de bord. Le moteur est docile et peu capricieux, mais Venables rappelle qu’il est ici équipé d’arbres à cames plus doux. La voiture accélère avec facilité, avec un passage un peu mou à 2 000 tr/mn. Il y a un palier à 5 000 tr/mn, comme s’il reprenait son souffle mais, selon Egginton, c’est un phénomène dû à l’alimentation et l’allumage. Puis la mécanique poursuit son accélération, sans faiblir, jusqu’à 7 000 tr/mn. La commande de vitesse est facile à la montée : engagez le rapport grâce au levier à course courte et, en atteignant 3 500 tr/mn, la voiture s’appuie sur l’essieu arrière et s’élance avec vigueur.

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Rétrograder est plus délicat, mais plus facile qu’à l’origine. La solution de Beaufort a été simple : éliminer sur les crabots une dent sur deux, pour qu’il y ait plus de chance qu’ils s’enclenchent. Le système semble fonctionner, d’une façon un peu basique.

Barrie Williams, qui a rodé la voiture, affirme : « J’effectue un double débrayage en rétrogradant, mais la montée des rapports pourrait sans doute se faire sans débrayer. » Selon Salvadori, la boîte des monoplaces était moins dramatique que celle des machines d’endurance : « Avec la boîte des voitures de sport, il fallait être brutal. Vous ne saviez jamais si le rapport allait s’enclencher ou vous laisser sur un faux point mort, mais nous avions appris beaucoup de la version sport quand nous avons utilisé la monoplace. »

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Finalement, Aston Martin abandonnait sa boîte et équipait les DBR4 et DBR5 d’une cinq-rapports de Maserati 250 F, également transaxle mais 22 kg plus légère. La boîte Aston contribuait pour une grande part au poids trop élevé de la machine. Le poids officiel à sec était de 689,5 kg, mais sur la balance de Silverstone, avec de l’huile et 22 l de carburant, il affichait 784,5 kg. Par comparaison, une Maserati 250 F pesait 630 kg, une Mercedes W196 640 kg  et une Ferrari Dino 246 se contentait de 560 kg.

Après cette séance d’essai, Whizzo précise : « Une Lotus 16 était plus rapide sur la ligne droite, bien qu’elle ne dispose que de 180 ch, mais l’Aston est aussi aérodynamique qu’une brique et je rattrapais la Lotus au freinage en virage. » Le même jour, il signait un temps de 3 s plus rapide qu’une 250 F. Effectuant une comparaison directe, Whizzo n’était que louanges pour la tenue de route de l’Aston : « Elle est sujette au survirage, mais de façon magnifiquement progressive. Vous avez conscience de faire souffrir les pneus arrière et nous pourrions peut-être durcir un peu le train arrière. Le comportement est neutre en entrée de virage, puis devient survireur à l’accélération. La suspension est assez ferme et la voiture ne prend presque pas de roulis, mais le châssis est confortable car il est assez flexible. Il est stable au freinage et ne vous réserve jamais de mauvaise surprise. »

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Whizzo ajoute : « Nous avons beaucoup de puissance sur les freins avant, qui sont très progressifs, mais nous devons ajouter un peu de mordant. Mais globalement, cette voiture est aussi docile que ma grand-mère et inspire une confiance totale. »

Malheureusement, le lendemain des essais, un moyeu arrière cassait au troisième tour de la première course. Whizzo était alors troisième derrière deux Cooper à moteur arrière, sans réussir à les passer. L’histoire se répète.

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