En quête de l’Eldorado

Golden Sahara II

© Classic & Sports Car / Olgun Kordal

Sortie récemment de l’ombre après sa soudaine disparition dans les années 1960, l’incroyable Golden Sahara II était un tour de force technique et une star de la customisation.

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Les stars qui disparaissent au sommet de leur trajectoire laissent toujours dans les mémoires une empreinte marquée. Jackie Stewart a obtenu plus de victoires, mais c’est Jim Clark qui vient d’abord à l’esprit quand on évoque les plus grands champions automobiles. Et même si de nombreuses actrices de talent se sont succédées depuis Marilyn Monroe, rares sont celles qui égalent son aura. La Golden Sahara II occupe une place similaire dans la mémoire des passionnés de customisation : une étincelante combinaison de magie électrique et d’extravagance, qui s’est éteinte alors qu’elle était au firmament de sa gloire.

Tout comme Norma Jeane [Marilyn], la Sahara a connu une origine modeste. Nous sommes en 1953 et le célèbre customiseur George Barris rentre à Los Angeles avec son ami Dan Landon après une exposition automobile à Sacramento. Au cours du trajet se lève un brouillard épais qui réduit la visibilité. A ce moment, la Chevrolet 1949 de Landon hoquette, cale et s’arrête sur la bord de la route. Les deux compères attachent la voiture au pare-chocs de la Lincoln Capri 1953 de Barris et repartent vers le sud.

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Les conditions s’aggravent et un camion surgit soudain de la pénombre. La Lincoln s’encastre sous le lourd véhicule et son toit est décapité comme une boîte de conserve. Les deux hommes ont le temps de se glisser sous le tableau de bord, mais Barris est le plus atteint et doit marcher jusqu’au bar le plus proche pour trouver un médecin (pas vraiment sobre, selon les témoignages) qui soigne ses coupures au visage.

Là où de simples mortels auraient vu un désastre, le « King of Kustomizers » perçoit une opportunité. La carrosserie de sa voiture est détruite mais le châssis et la mécanique sont encore bons. Au lieu de mettre sa Lincoln à la casse, Barris et ses amis Bill DeCarr et Jim Skonzakes (alias Jim Street) décident d’en faire leur vision du futur. La transformation sera effectuée dans l’atelier de Barris, à Lynwood (Californie), DeCarr prenant la direction des travaux et Street apportant les finances. Le trio s’embarque rapidement dans une série de modifications ahurissantes et donne naissance à quelque chose qui s’apparente plus à un concept car de haute volée qu’à une customisation traditionnelle.

Après plusieurs mois à l’atelier, la voiture ne présente plus aucune ressemblance avec la Capri mort-née. Elle affiche des ailes avant surplombant les phares, des obus protubérant en guise de pare-chocs et une large calandre d’inspiration aquatique. L’habitacle est couvert d’un « T-top » en Plexiglas avec des vitres à ouverture « papillon » pour l’accès des occupants, alors que l’arrière se termine sur d’interminables ailerons flamboyants dotés de feux futuristes de Kaiser Manhattan.

A l’intérieur, du vinyle blanc et des brocarts or ornent les sièges, avec une banquette arrière en arc de cercle séparée par un bar à cocktail avec glacière, et des moquettes blanches en fourrure de vison. La base des ailes arrière est dorée à l’or 24 carats (d’où le nom « golden » de la voiture) et les éléments normalement chromés sont dorés eux aussi. Le résultat est véritablement unique au monde et la Golden Sahara fait sensation lors de sa présentation en 1954 au Petersen Motorama de Los Angeles, où elle est présentée sur un plateau tournant, sur le stand de Barris.

Le projet aurait coûté plus de 25 000 $ (le prix de trois Jaguar XKSS avec les modifications pour les faire courir) et, pour récupérer une partie des sommes investies, Street se lance dans une tournée aux États-Unis, exposant la voiture chez les distributeurs automobiles et attirant la foule partout où il passe. En mai 1955, elle apparaît même en couverture de Motor Trend.

Encouragé par l’accueil rencontré lors de ce circuit, Street décide de pousser l’aventure encore plus loin et, avec l’aide de Delphos Machine & Tool, de Dayton (Ohio), il transforme la voiture en une version encore plus folle. Des maillages d’or sont ajoutés sur les flancs et le « T-top » en Plexiglas évolue vers un dôme ouvert, plus élégant, avec une armature en « V », alors que les ailes arrière se dédoublent de façon étrange et portent des feux conçus dans la marmite de son ami Henry Meyer. La finition de peinture est époustouflante. La superbe teinte nacrée miroitante aurait été obtenue en utilisant des écailles de sardines : « La vraie, l’unique nacre, » selon Street.

Mais certaines de ses idées les plus innovantes viennent de sa passion pour l’électronique. La Golden Sahara était déjà très en pointe, avec une télévision noir et blanc au tableau de bord à une époque où elle n’occupait pas encore tous les foyers, mais la deuxième version de cette voiture est vraiment remarquable. Le volant conventionnel est remplacé par un manche style Batmobile, avec un système de direction par tablette tactile pouvant être commandé des deux côtés de la voiture. Le plus fascinant est un « joystick » central, dénommé « Unitrol » et relié à un boîtier de direction installé dans le châssis. En étant poussé vers la droite ou la gauche, le levier fait tourner les roues, les mouvements vers l’avant et l’arrière comandant l’accélérateur et les freins. Quand il n’est pas utilisé, ce dispositif peut être déconnecté pour ne pas gêner la conduite.

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La tournée de Street permet à la voiture de croiser la campagne de publicité des pneus Seiberling, « Tires of Tomorrow — Today » [« Les pneus de demain, dès aujourd’hui »], et c’est un contact avec Goodyear qui va apporter à la Golden Sahara II sa caractéristique la plus étonnante : des pneus translucides qui peuvent s’allumer de l’intérieur. Conçus à l’origine dans un souci de sécurité, ils sont constitués d’uréthane utilisé dans les années 60 par Goodyear sous la marque Neothane, et équipent la création de Street pour sa deuxième tournée promotionnelle. Dépourvus de bande de roulement, ces « Gold Glass Slippers » sont produits dans ce qui ressemble à une machine à laver à tambour. Un moule est rempli de caoutchouc synthétique liquéfié, puis centrifugé et agité de part et d’autre, en fonction de l’épaisseur de la structure et des flancs. Les pneus sont éclairés de l’intérieur grâce à des ampoules de 12 watts utilisées dans les avions et les ascenseurs, alors que les moyeux comportent un capuchon transparent qui s’illumine au même rythme que les clignotants.

La voiture rencontre un tel succès qu’elle ne tarde pas à apparaître au grand écran, en 1960 dans le film Cinderfella [Cendrillon aux grands pieds] où elle sert de véhicule futuriste pour le héros Jerry Lewis. Se précipitant hors du bal avant les douze coups de minuit, Lewis dévale les escaliers et s’engouffre dans la Golden Sahara II dont la porte s’est ouverte automatiquement. Norman Leavitt joue le chauffeur à peau dorée pour les gros plans, et Street lui-même aurait conduit la voiture lors des scènes où elle se déplace.

A peu près à la même époque, Street présente la Golden Sahara II avec la participation de son épouse Gloria, qui souligne les courbes de la voitures en utilisant les siennes. L’ancienne Miss Florida, couverte d’une teinte or, prend place sur la carrosserie. Et quand elle n’est pas disponible, elle est remplacée par une armée de figurines « Robby the Robot », placées comme si elles venaient d’arriver de l’espace dans une forêt de « cheveux d’anges » disposés par Street. Fort à propos, « Robby the Robot », star du film La Planète interdite (1956), est un des accessoires de cinéma les plus chers de son époque et aurait coûté 125 000 $.

A ce stade, la Sahara doit encore 75 000 $ à Street et son succès ne se dément pas ; elle fait une apparence mémorable en 1962 au jeu télévisé I’ve Got a Secret, où Street montre en direct les capacités de son « laboratoire sur roues » devant le public. Comme par magie, la voiture monte sur scène grâce à un contrôle à distance, le moteur démarre sur simple pression d’un bouton et Street fait la démonstration des sièges massant et du système automatique de freinage. Puis, alors que la Golden Sahara II est au sommet de sa gloire, elle disparaît brusquement de la scène publique.

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Au cours des années 60 et 70, des rumeurs circulent à propos de sa destruction ou de son démantèlement par son propriétaire. Au fil du temps, elle se transforme en mythe, occupant dans les mémoires des passionnés de custom la même place que la Mustang de Bullitt dans celle d’un public plus large. Comme la Mustang, la Golden Sahara II va finir par refaire surface, à la suite du décès de Street en 2017. La voiture est restée sans discontinuer en sa possession, un secret bien gardé dans son garage de l’Ohio à côté de la légendaire Kookie Kar de Norm Grabowski. La Sahara revoit le jour pour la première fois lors de la vente de la succession, organisée en mai 2018 en grande pompe par Mecum et pendant laquelle elle est achetée par le collectionneur Larry Klairmont pour 385 000 $.

Un demi-siècle de négligence ne l’a pas arrangée : bien que saine, elle a souffert. La teinte nacrée s’est décolorée et a viré au jaune, alors que les parties or sont ternies et marquées. Les pneus en uréthane se seraient désintégrés presque instantanément. « Nous avons évoqué une préservation, mais il y a eu un consensus à 95% pour une restauration, » précise Robert Olsen, de la Klairmont Kollection, qui a dirigé l’opération. « La peinture était abîmée. Si nous l’avions préservée telle quelle, la voiture n’aurait pas eu son allure tellement étonnante. »

Par chance, un visiteur régulier de la collection, Gregory Alonzo, gère à Chicago un petit atelier nommé Speakeasy Customs & Classics et montre son intérêt pour mener à bien les réparations. Les travaux lui sont confiés après une réunion avec Keith Buckley, de Goodyear à Akron (Ohio), où ils reconnaissent que la re-création des pneus illuminés de la Sahara II est déterminante pour la réussite du projet.

Soucieux de pouvoir à nouveau présenter la voiture au monde entier, Klairmont et Goodyear conçoivent le plan ambitieux de l’exposer au Salon de Genève 2019. Mais il apparaît rapidement que le coût de refabrication des pneus en Neothane est prohibitif. N’ayant que 40 jours pour trouver une solution, Buckley et The Technology House, entreprise de Streetsboro (Ohio), trouvent un moyen de créer cinq pneus capables de porter la voiture. « Nous avons utilisé un moule de huit pièces en silicone, formé à partir d’un pneu Kelsey, et avons fondu des pneus pleins (plutôt que gonflables) en uréthane sur des reproductions de roues de la Sahara II, » explique Buckley. « Comme le ciment, l’uréthane chauffe quand il se forme : 98° dans ce cas. Les LED étaient données pour 90°, donc nous en avons installé trois rangées en cas de défaillance ; c’est pourquoi les pneus sont beaucoup plus lumineux qu’à l’époque. »

© Classic & Sports Car / Olgun Kordal

Avec un planning tout aussi serré pour remettre en état le reste de la voiture, une restauration complète est hors de question. « Pour l’emmener à Genève, il fallait lui faire une beauté, lui mettre une couche de fond de teint, » indique Olsen. « Nous pensions pouvoir nous contenter de nettoyer l’intérieur, mais il était moisi et a dû être complètement refait. Nous avons réussi à accorder le matériau avec du tissu d’époque, mais il a fallu complètement décaper la peinture et le circuit électrique était en piteux état. A l’époque, les customiseurs utilisaient des matériaux qui n’étaient pas forcément destinés à l’automobile, avec des types de fil électrique très variables ; il a fallu trouver un équilibre délicat entre préserver le mode de fabrication d’époque, et réussir à faire fonctionner les équipements. »

En avançant dans le projet, il devient clair que certains gadgets vantés à l’époque lors des tournées de promotion ne méritent pas leurs louanges, ce qui n’est pas surprenant compte tenu des talents de comédien de Street. « Qu’il ait souhaité essayer des nouveautés, ou qu’il ait eu une idée sans avoir pu la mettre en œuvre, certains équipements n’étaient tout simplement pas là, » précise Olsen. « Par exemple, les cônes de pare-chocs avant avec une antenne. Selon Street, il y avait un radar mais ce n’est pas le cas, bien qu’il ait pu déposer un brevet. » Street a également glorifié son moteur 525 ch « à haut taux d’octane », mais sous le capot se trouve un simple V8 de 5,2 litres à carburateur double corps, comme dans une Lincoln Capri de série. « Il y avait une part d’esbroufe, mais cela allait avec l’allure de la voiture, » reconnaît Olsen. « Elle est à 80% correcte, avec 20% de frime. »

Speakeasy Customs parvient à s’acquitter de la mission en trois mois pour être prêt pour Genève, mais tout ne se déroule pas comme prévu. La voiture est endommagée pendant le transport et les cônes de pare-chocs doivent être refaits à la hâte avec du mastic et du vinyle métallisé, ce qui débouche sur une deuxième restauration chez Danrr Auto Body, de Lake in the Hills (Illinois), une fois la Sahara II rentrée de Suisse. En plus de la peinture, l’avant est refait pour mieux correspondre aux photos d’époque.

En plus des techniques de restauration conventionnelles, une technologie inconcevable dans les années 50 (même pour Street !) a joué un rôle clé dans les deux restaurations. Alonzo commence par utiliser une imprimante 3D pour remplacer les rayons d’enjoliveurs de roues qui ont disparu. « Ils ont été d’abord scannés en 3D, puis copiés dans un matériau qui puisse être poli, » explique Buckley. « Ils sont tellement fidèles aux originaux qu’il est presque impossible de les distinguer. » Recréer un feu arrière abîmé réclame un travail plus compliqué : « Les quatre feux semblent identiques, mais ils sont tous différents. Nous avons dû en scanner un à la main et le copier en 3D dans du plastique blanc solide. Cette pièce a été ensuite utilisée pour créer un moule, dans lequel nous avons versé de l’acrylique dont la teinte correspond à celle des feux. »

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Un des défis les plus importants a été de comprendre et refaire les complexes systèmes électriques, créés sans préoccupation de réparation et, surtout, sans schéma. L’équipe commence là où elle se sent le plus à l’aise, la télévision. « Quand nous l’avons sortie, elle avait les prises UHF/VHF dont je me souvenais quand j’étais petit, » s’amuse Olsen. « En plus d’alimenter la télévision, nous avons pu brancher un petit lecteur de DVD, et nous pouvons faire tourner des films d’époque de Jim Street exposant la voiture. » Certains gadgets compliqués restent encore à traiter, comme la direction par tablette tactile avec son système de solénoïde hydraulique et sa pompe d’assistance de direction, sans parler d’un redoutable circuit électrique. « Ce n’est pas terminé, mais toutes les pièces ont été rassemblées pour le restaurer, » affirme Buckley. La passion de Klairmont, Olsen et Buckley pour ce projet est palpable, et ils prendront le temps qu’il faut pour en venir à bout et présenter à nouveau la voiture avec tous ses équipements.

La fascination qu’exerce la Golden Sahara II est due en grande partie à sa disparition soudaine, encore inexpliquée. « La peinture s’est tellement abîmée qu’il était sans doute nécessaire de la remettre en état quand Jim a mis la voiture en hibernation, » suggère Olsen, « et l’indisponibilité des pneus a peut-être joué un rôle. » Les expériences de Goodyear avec les pneus en uréthane ont pris fin dans les années 60 ; malgré leur superbe apparence, ils perdaient toute adhérence sur surface humide, devenaient instables à plus de 100 km/h et se décomposaient en cas de freinage appuyé. « De plus, Street avait sillonné les États-Unis pendant trois ou quatre ans et, selon certaines de ses connaissances, il était tout simplement fatigué. »

Au bout du compte, peut-être la technique a-t-elle rattrapé Street et, plutôt que de voir sa « voiture du futur » devenir une relique du passé, il a préféré se retirer tant qu’il occupait le devant de la scène. Quelle que soit la raison, son héritage est aujourd’hui bien vivant.

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