Bureau ambulant

Imperial Crown Coupé

© Classic & Sports Car / James Mann

Martin Buckley vous fait découvrir le moyen de transport idéal pour chef d’entreprise pressé : une Imperial Crown Coupe dotée de la délirante option Mobile Director.

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Quoi que vous pensiez des voitures américaines des années 1960, elles ne cessent de surprendre. Même si vous croyez toutes les connaître, il y a toujours quelque chose qui attire votre attention et vous fait dire : « Ils ont vraiment fabriqué ça ? »

L’Imperial Crown Coupé fait partie de ces phénomènes. Elle provient d’une période où tout semblait possible. Quelle autre culture aurait pu nous proposer un coupé sans montant de 5,60 m de long, avec un V8 de 7,2 litres ? Puis, après avoir décrété que cette immense machine était parfaitement adaptée à une utilisation quotidienne, qui d’autre que les Américains aurait ensuite affirmé que ce dont vous aviez réellement besoin était un siège passager pivotant et une table escamotable, transformant le tout en bureau ambulant ?

On dirait la parodie d’un James Bond de seconde zone, mais c’était vraiment une option d’époque. Tout acheteur pouvait commander en 1967 ou 1968 le package Mobile Director et vivre le fantasme de dicter son courrier à sa secrétaire tout en roulant sur l’interstate jusqu’au prochain rendez-vous. Celui-ci pouvait même se tenir dans la voiture : siège avant tourné à 180°, votre Imperial devenait une salle de réunion. Ou, comme le suggérait le catalogue, vous pouviez jouer aux échecs à la lumière d’une puissante lampe de lecture.

L’idée est née au Salon de New York 1966 sous la forme d’un concept car basé sur la Crown pré­cédente. En plus de la table, de la lampe et du siège pivotant, la Mobile Executive comportait un téléviseur, un dictaphone, un radiotéléphone et un télex : le bureau directorial idéal, pour patron dynamique. Devant le succès remporté par cette idée et ses gadgets en vogue, Chrysler offrait l’ensemble en option sur la Crown Coupe 1967, allant jusqu’à produire un film publicitaire qui esquissait le charme d’un dîner romantique à deux sur la table en noyer. Sur la version com­mercialisée, l’équipement était toutefois réduit au siège pivotant, à la table et à la lampe qui se branchait sur l’allume ­cigare. Cette option, sorte de commande spéciale, coûtait tout de même plus de 597$, environ 10% du prix de la voiture. Cela en a fait une version rare : sur 17614 Imperial vendues en 1967, seules 182étaient des Mobile Director.

Découragé par ce manque d’intérêt, Chrysler cessait en 1968 de mettre en avant son option et se contentait d’une mention discrète au cata­logue de façon à écouler le stock de pièces. Malgré le prix réduit à 317$, les acheteurs se sont faits encore plus rares, mais la diffusion exacte est inconnue car les archives de produc­tion de cette année-­là ont été détruites: selon certaines estimations, elle pourrait être de 55voitures et, pour d’autres, de moins de 10 exem­plaires. Quoi qu’il en soit, l’Imperial Mobile Director de 1968 fait partie des voitures améri­caines d’après-­guerre les plus rares, mais aussi les plus délirantes. Imperial n’était pourtant pas coutumier de ce genre d’extravagance. N’existant sous la forme d’une division séparée que depuis 1955, le nom était apparu dans les années 1920 comme un modèle Chrysler haut de gamme. La marque a connu un déclin régulier dans les années 1960, pour disparaître en tant que telle dans les années 1970.

Le siège pivotant transforme l’habitacle en bureau ambulant.

“C’est une voiture sophistiquée au goût de dry Martini, née du dernier âge d’or de Detroit”

En fait, Imperial a connu son apogée à la fin des années 1950, quand le styliste Virgil Exner a traçé des ailerons démesurés et des calandres chargées de chrome qui convenaient à la mode extravertie de l’époque. Mais cette tendance est devenue un tantinet grotesque sur les modèles1961­1963 (avec leurs phares néo­-classiques séparés), et personne ne semblait se soucier de ce que les Imperial 1961 étaient (et sont toujours les Américaines de série les plus larges jamais produites. Comparées au faste décomplexé des Cadillac, références en la matière, ou à la sobre modernité des Lincoln à portes antagonistes, les Imperial paraissaient un peu maladroites et hors de propos. L’embauche du styliste Elwood Engel, venu de Ford, a permis d’inverser la tendance. Sa superbe Lincoln 1961 avait réorienté le style des voitures américaines et, à partir de 1964, il a eu une influence heureuse sur Imperial avec une série de modèles à flancs effilés qui laissaient de côté les lignes confuses au profit d’une dignité  sobre mais contemporaine.

Sous leur nouvelle carrosserie, les modèles 1964­-1966 étaient encore équipés du châssis Imperial apparu en 1957. Pour leur part, les modèles 1967 et 1968 affichaient une nouvelle plateforme “C”, une monocoque partagée avec les autres grosses Chrysler, mais l’Imperial était plus longue de 15cm que ses sœurs les plus volu­mineuses. Elle ressemblait à la version à châssis séparé, mais tous les emboutis étaient nouveaux et le pare­brise enveloppant avait disparu.

Comme avant, elle était disponible en coupé et berline sans montant, cabriolet (abandonné en1968) et, en entrée de gamme, berline avec mon­tant central. Tous les modèles recevaient le plus gros V8 Chrysler à culasse “wedge” jamais pro­duit, le 440 ci (7,2 litres) à chemises fines, relié à la dernière boîte automatique Torqueflite à car­ter aluminium. La version la plus prestigieuse était la berlines ans montant Le Baron, mais il n’y avait pas de Mobile Director quatre ­portes. La large ouverture du coupé était nécessaire pour le siège pivotant, qui dépassait légèrement à l’extérieur en tour­nant sur lui-­même.

Parmi les clients de la Mobile Director, les grades les plus élevés de l’armée américaine s’y sont intéressés, tel qu’un lieutenant ­colonel de l’armée de l’air. La teinte bleue à toit vinyle blanc (comme ici) était une combinaison appréciée: entant que voiture du lieutenant­ colonel, elle aurait été la seule sur la base aérienne dotée d’un toit blanc si bien que, en cas d’attaque, tout le monde aurait su qui émettait les ordres. En théo­rie, la Mobile Director était idéale car les généraux pouvaient passer de base en base tout en utilisant la table pour travailler et la radio pour contrôler les avions.

Les virages ne sont pas le point fort de la voiture.

“Les constructeurs américains créaient encore des voitures démesurées, dotées de moteurs énormes et d’un luxe inconnu ailleurs”

Rien ne prouve toutefois que cet exemplaire ait appartenu à l’USAF (le premier propriétaire habitait près de Minneapolis, dans le Minnesota), mais il a été équipé de porte­ drapeaux sur les pare­-chocs avant et arrière. L’actuel propriétaire, Justin Lazic, qui a acheté la voiture à un proprié­taire texan, Chandler Smiths, les a démontés. Quoi qu’il en soit, avec ou sans le kit Mobile Director, l’Imperial est une voiture désirable. Elle est certes d’une taille absurde pour un coupé deux­-portes, mais elle est également élégante et bien équilibrée, sa flamboyance sans montant traduisant l’arrogance et l’insouciance de l’Amé­rique du milieu des années 1960. C’est une voiture sophistiquée au goût de dry Martini, née du dernier âge d’or de Detroit, quand les construc­teurs américains avaient encore la confiance sans complexe de créer des voitures démesurées, dotées de moteurs énormes et d’équipements d’un luxe imaginatif inconnu ailleurs.

Une voi­ture accomplie, pas encore édulcorée par les règlementations antipollution ni dénaturée par des soucis de sécurité. À l’intérieur, les sièges en cuir bleu semblent sortis d’un jet privé. Dotées de serrures élec­triques, les portes sont si longues qu’elles com­portent des poignées pour les passagers avant et arrière. Le tableau de bord, avec sa finition bois “danois moderne” est indiscutablement améri­cain mais moins confus que sur les voitures de la même époque, avec de belles commandes en inox, un compteur à ruban et un panneau dissi­mulant les boutons de l’autoradio.

Repliée, la table en noyer est trop haute pour y poser le coude. S’appuyant sur un gros support chromé, elle peut aussi être placée entre les deux sièges arrière, ou rangée dans le coffre. Un tableau de commandes sur la porte du conduc­teur opère les vitres et les déflecteurs électriques (ces derniers en option). L’on compte quatre allume­-cigares et le siège conducteur comporte un réglage électrique dans six directions. De plus, le premier propriétaire a commandé quelques raffinements comme une climatisation, un volant réglable “Tilt A ­Scope” et un inver­seur codes ­phares automatique. L’Imperial ne semble pas aussi alerte que les 350 ch annoncés le laissent supposer, mais au démarrage elle reste extrêmement vigoureuse et l’accélération à mi­-régime est encore plus marquée, grâce aux changements fluides de la boîte automatique. Cette dernière est commandée par un levier au volant, qui débloque automatiquement le frein de parking quand la position “D” est sélectionnée.

Écrasez l’accélérateur et, comme sur toute bonne américaine, la masse tenant lieu de capot se lève vers le ciel et la Crown Coupé s’élance sur la route dans un souffle discret. Les perfor­mances sont le prolongement du luxe de cette voiture, pas une fin en soi. Son but avoué est de préserver le bien­être des occupants, isolés de la route dans un confort d’une grande douceur, et non pas d’inciter à une conduite sportive. L’Imperial peut facilement tenir un bon160km/h, mais c’est autour de 130km/h qu’elle est le plus à l’aise. Avec ses freins à disques à l’avant (à partir de 1967), ce monstre de 2300kg parvient même s’arrêter à cette vitesse.

Inutile toutefois d’attendre des “sensations” de direction, ni autre subtilité dynamique. Rentrant chez lui dans le léger engourdissement de son premier whisky­s-soda, l’utilisateur habi­tuel ne se formalisait pas d’une direction tout aussi peu réactive. Comme le volant ne présente pas de résistance, difficile de connaître l’exacte position des roues. Vous prenez vos repères sur l’angle du capot par rapport à l’horizon, en espé­rant passer le virage sans heurt. D’ailleurs, l’Im­perial est assez stable sur sa suspension avant à barres de torsion, si bien que sur les longues courbes genre bretelles d’autoroutes vous pou­vez maintenir une vitesse ambitieuse sans trop vous faire remarquer.

Mais pour être honnête, quel que soit votre mode de conduite, vous vous ferez toujours remarquer, en particulier si vous demandez à votre passager de prendre la position “réunion”. Cela vous permettra d’expérimenter la capacité de la Mobile Director à épater la galerie : les pas­sants commencent par marquer leur éton­nement devant la taille de la machine, avant d’ouvrir de grands yeux incrédules en apercevant le passager qui leur sourit, mais tourné dans le mauvais sens. Être assis dans cette position est une expérience assez relaxante, car vous ne voyez pas les dangers de la circulation, juste les voitures qui disparaissent derrière vous. Curieusement, certains usagers ne regardent même pas : l’Impe­rial sort tellement de leurs références qu’ils ne peuvent en reconnaître l’existence, comme si elle venait d’un autre monde. Ce qui n’est pas tout à fait faux.

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